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Chapitre 11

 

 

 

 

 

Novembre remit au goût du jour les phénomènes de "téléportation" sous la forme d'une pomme qui nous parvint alors que nous sortions de la salle de gymnastique (mise à la disposition de ses employés par la Sécurité sociale) que nous fréquentions depuis quelque temps.

A l'instar du précédent message, il était fait référence à un article de presse relatant la tragédie de Saint-Laurent-du-Pont où 146 personnes venaient de perdre la vie dans l'incendie d'un dancing. Il nous était recommandé de bien nous rendre compte que la nouvelle société ne prendrait pas sa source dans ce "qu'ils" nommaient un lieu de perdition. Sans qu'il soit fait état de leur participation à ce drame, le ton employé se voulait direct et n'exprimait rien qui transpirât un sentiment humain. Ce n'était pas non plus une apologie du terrorisme, mais quel "machiavélisme" en la conclusion que venaient propulser ces quelques mots ô combien éloquents : le fait peut s'avérer regrettable mais les victimes ne doivent pas être regrettées…

De quoi se retrouver plongé dans la perplexité quant à l'idéologie proprement dite dont "ils" m'avaient fait état : la préparation d'un monde meilleur... Le plus dérangeant, lorsqu’on aborde l'analyse de telles situations, reste de se voir confronté au dilemme incontournable qu'impose le fait de savoir : faut-il dénoncer la chose en encourant le risque de ne pas être cru (et encore être cru en ouvrant la porte à Dieu sait quels avatars) ? Ou convient-il de se cantonner dans le mutisme et laisser les événements suivre leur cours, puisque, tout aussi bien, comme le soulignent Michel Aguilo et Jacques Warnier, nous n'y pouvons rien, n'étant prévenus qu'a posteriori... Opter pour cette solution de sagesse (ou cet aveu d'impuissance) demeure évidemment sécurisant, mais peut, à la longue, s'avérer traumatisant...

Le début du mois de décembre 1970 me verra pour la dernière fois chanter avec "Les Desperados", à l'occasion du bal de fin d'année de la Sécurité sociale. Dès lors, je m'adonne à l'écriture de poèmes et me remets à composer. Peggy et surtout Mauricio m'apprennent beaucoup à ce sujet. Grâce à leurs compétences, aux encouragements que me prodiguent Gil et Claudine et quelques collègues de bureau, dont Panteri et Corrado en particulier, je remporte des concours, et c'est ainsi que je gagne le droit de passer des auditions à la Maison de la radio et de la télévision, aux allées Ray Grassi, à quelques pas de l’endroit où tout avait commencé, à cent mètres du... stade Delort !

Convoqué à cet effet dès le début 1971, je m'y rends avec mes amis Jacques Warnier, Peggy et Mauricio. Pourquoi Jacques ? Eh bien tout simplement parce que ce dernier a entendu sur les ondes une émission baptisée "Les Carrefours de l'Etrange". Relatant des faits étranges – tel que son nom peut l'indiquer –, cette émission est enregistrée à Marseille, dans l'immeuble de l'O.R.T.F. proprement dit, sous la direction de Jimmy Guieu (producteur et créateur), lequel s'intéresse de très près aux "phénomènes paranormaux", invitant les personnes ayant connu des expériences de cette nature à prendre contact avec lui.

Accompagné par Jacques, j'effectuerai cette démarche à deux reprises sans le moindre succès. Jimmy Guieu se trouvant à chaque fois absent, je me contenterai donc de laisser à une secrétaire mes coordonnées, de sorte que ce monsieur me joigne selon sa convenance.

Dès le début 1971, je fais également la connaissance du docteur Humbert Marcantoni qui deviendra mon médecin attitré en même temps qu’un témoin capital par rapport au "paranormal". Pour l’heure, ma sinusite quasi chronique l'engage à me prescrire une cure thermale que j'irai faire à Luchon un peu avant l'été.

Ne délaissons pas encore le printemps afin de fêter comme il se doit les fiançailles de Gil et Claudine à Toulon, ainsi que pour répéter très sérieusement avec Mauricio les nouvelles chansons que je viens d'écrire. A ce propos, l'indifférence m'inspire, et c'est dans "Ultime Carnaval" que je l'exprime, en l'histoire d'un pauvre Noir qui meurt en plein carnaval de Rio, sans que cela ne dérange personne. Je prends la liberté de dire qu'un quart de siècle après, cette chanson que je viens de réenregistrer n'a pas pris une ride, ce qui est quelque part désolant puisque ceci souligne bien que rien n'a fondamentalement changé sous le ciel de "l'indifférence".

C'est à la mi-mai que les Pyrénées m'accueilleront pour ma cure thermale qui sera marquée par quelques jets de pierre dans les rues et le cinéma de Luchon. Coutumière du fait, l'Organisation Magnifique semble vouloir montrer par là qu'elle ne perd pas ma trace, ce qui n'est pas pour me surprendre.

A l’issue de trois semaines de cure et une semaine de postcure, je reprends mes activités professionnelles. Les quelques incidents qui émaillent mon retour (des tampons encreurs qui voyagent dans les airs, puis s'éparpillent sur le sol, des vitres qui se brisent sans que rien ne les heurte) contribuent à me voir émigrer sous d'autres cieux. Ces autres cieux surplombent sept étages : ceux du centre Kleber, limitrophe des quartiers nord. Moi qui avais considéré le centre Jules Moulet comme une usine, je me trouve bien en peine de définir celui de Kleber. J'atterris au sixième étage et suis affecté au service "photocopie" où je passe le plus clair de mon temps à reproduire des documents en un ou plusieurs exemplaires.

Cette fonction m'octroie beaucoup de pauses que j'emploie à peaufiner les chansons que j'écris. C'est cette particularité qui m'attire la sympathie d'André Dellova, lui-même guitariste compositeur. André est préposé aux archives et évolue en sous-sol, quelque huit étages en-dessous. Je l'y rejoins parfois et nous nous en donnons à cœur joie, chantant à tue-tête les succès de l'heure ou nos propres compositions ! André est, de plus, un percussionniste de grand talent, et il ne se prive pas, alors, en ces "catacombes" où pratiquement nul ne vient jamais (pour le moment), de rythmer nos chants par des effets de percussion qu'il effectue sur sa table et sa poubelle !... Lorsque je vous aurai dit qu'à moins d'un mètre soixante-dix du sol, il déplace quelque quatre-vingts kilos de muscles qu'il va "sculpter" d'ailleurs trois fois par semaine en salle de culturisme, qu'il est maître en "arts martiaux" (ceinture noire troisième dan en karaté et en aïkido), qu'il a à plusieurs reprises effectué, avec le gratin du "milieu", des stages à Okinawa et à Royan, vous saurez tout d'André.

André a eu vent de mes aventures et m'a posé quelques questions auxquelles j'ai répondu sans ambages. D'évidence, eu égard à sa force colossale, c'est quelqu'un qui rejette la peur et, sans interpréter mes dires comme Pascal Petrucci avait pu le faire, il est, à l'instar de ce dernier, persuadé que nous avons fait montre d'un complexe d'infériorité et qu'il est déraisonnable de subir ainsi sans tenter ne serait-ce que l'embryon d'une réplique.

Pascal privilégiait (au début) l'aspect tactique, André, lui, recherche le contact, l'épreuve physique, dans le but de mettre en pratique tout ce qu'il a appris en matière de combat, et c'est de technique dont il veut faire usage contre l'O.M… Je ne peux pas le lui reprocher : quiconque n'a pas vu ne peut imaginer. Il m'a cru (ce qui n'est déjà pas si mal), mais j'ai bien compris que nul ne saura vraiment le dissuader de ce raisonnement et qu'il tentera d'engager un rapport de force qui ne peut que se terminer à son désavantage.

Alors, après l'avoir présenté à Jacques Warnier, Max Corrado, Christian Santamaria, Gilbert Marciano, Jean-Claude Panteri, Michel Aguilo, Norbert Baldit et autres Pierre Montagard et Gilbert Musso, je le conduirai au 27 rue Lafayette où, comme de bien entendu, l'ami André connaîtra son baptême du feu ! Il pourra voir notamment la bobine d'allumage de la voiture de Jacques sortir du véhicule, nous précéder, pénétrer dans l'immeuble et gravir les marches d'escalier sur deux ou trois étages. Il assistera, médusé, au décollage fusant de plusieurs plaques d'égout qui ricocheront sur les portières des automobiles en stationnement sans y enlever une once de peinture ! Tout ceci dans la même soirée.

Concernant ces événements, nous venions d'entrer dans une phase active, et j'accueillis le mariage de Gil et Claudine comme un ballon d'oxygène, la situation commençant à se faire tendue au bureau. Témoin de Claudine, je me rendis à Villeurbanne où les deux jeunes mariés me firent l'honneur et la joie de me donner à interpréter une dizaine de mes chansons au cours de la fête qu'ils donnèrent au terme de la cérémonie. Tout se passa pour le mieux et je redescendis avec mes amis à Toulon, d'où ils comptaient sillonner la région dans le cadre de leur voyage de noces.

Je suis au boulevard Notre-Dame, prenant un verre dans ma chambre avec Jean-Claude Panteri qui me fait remarquer que nous fêtons en quelque sorte le quatrième anniversaire de nos aventures, puisque juillet touche à sa fin et que je m'apprête à partir en congé à Toulon, rejoindre Gil et Claudine. Est-ce pour participer à ce souvenir que le poêle à mazout qui se trouve à proximité de l'armoire se met à défier les lois de la pesanteur ? Toujours est-il qu'il nous faut prendre un escabeau pour le récupérer, avec toutes les peines du monde, sur le chant de la porte vitrée donnant accès à la salle à manger !

Comme je me suis plu à le souligner au début de ce livre, il est heureux que ma logeuse ne fréquente pas son appartement en même temps que moi : il y a là de quoi écourter la vie de tout septuagénaire, si fringant soit-il ! Mais peut-être cette situation n'est-elle pas fortuite...

En ces circonstances, c'est-à-dire en milieu intérieur, il est rarissime que nous captions le départ de l'objet : d'une part on ne s'y attend pas, d'autre part notre attention se trouve souvent portée vers autre chose, ce qui fait que c'est le plus souvent un bruit qui nous avertit du phénomène, soit dans les derniers instants du vol, soit carrément lors de l'atterrissage !

Ma première semaine de vacances se déroule dans cette ambiance amicale que j'ai toujours appréciée, qui réunit des gens de milieux et quelquefois d'âges différents, mieux, qui les unit. C'est ainsi que Chantal et Roberto, Claudine et Gil, Mylène et Christian Goulet (sœur et frère cadets de Claudine) se retrouvent pratiquement chaque jour à la plage, et chaque soir autour d'une table. Chantal a parlé à Roberto de quelques faits me concernant, mais elle se montre discrète vis-à-vis de Claudine et des siens qui ne savent rien. Pas pour longtemps. Alors que les De Rosa viennent de regagner l'Italie où ils vivent désormais, nous continuons à couler des jours heureux avec mes amis lyonnais. Gil a presque achevé son premier roman, "Troperama", et nous parlons souvent de l'avenir que nous aimerions quelque peu différent de ce que nos parents respectifs souhaitent. C'est le proche avenir qui va nous octroyer ce droit à la différence, et de quelle façon !

Renée Coutance, la tante de Claudine, a mis à notre disposition une villa au pied du mont Faron (montagne qui domine Toulon) et nous nous apprêtons à y donner une petite fête nocturne. Cette villa, souvent inoccupée, ne possède pas la vaisselle et les chaises nécessaires pour la douzaine de personnes que nous sommes. Aussi Jean-Paul, un voisin et ami, nous propose de l'accompagner chez lui, à quelque cinq cents mètres de là, pour chercher les ustensiles manquants.

Gil, Christian et moi nous portons volontaires, et nous voilà sur le chemin du retour, le pas mal assuré, les bras chargés de couverts et de sièges. Tout à coup, une grêle de pierres vient frapper avec une violence inouïe les voitures rangées le long de la rue dans laquelle se situent les deux villas ! Mes amis affolés laissent tomber à terre ce qu'ils portent et cela crée une confusion terrible. Des vitres de maisons voisines explosent, des cris jaillissent de ces maisons, des volets se ferment ! Jean-Paul rebrousse chemin et se rend à nouveau chez lui pour téléphoner à la police. Dans le quart d'heure qui suit, un fourgon arrive… Après nous avoir posé quelques questions, les policiers effectuent une ronde qui se révèle aussi infructueuse que celles qu’accomplissaient les patrouilles de mes anciens compagnons de régiments. Le calme revient peu à peu et nous nous mettons à table. Je suis tendu, je n'ai rien osé dire à mon entourage, n’ayant pas voulu gâcher la soirée. Mais ce n'est là que partie remise : par la fenêtre ouverte, alors que nous prenons le dessert, un rocher pénètre avec fracas dans la pièce et sème la panique parmi l'assistance ! Tout le monde se précipite à l'extérieur et, dans le jardin, c'est l'apothéose : jamais je n'ai vu arriver autant de blocs de pierre ! Des gens crient, des déflagrations retentissent, me rappelant "la première fois" à Delort. Certains parlent de coups de feu ; nous nous réfugions à l'intérieur tant le tir est nourri !

C'est une véritable armada de policiers qui fait son apparition, sans doute en raison d'un appel téléphonique des voisins. Voitures et fourgons cernent le quartier, des projecteurs s'allument et balaient tous les alentours, mais bouteilles et pierres continuent d'arriver. Cela dure une bonne demi-heure, puis le calme reprend ses droits. Alors, la police entreprend ses investigations et pénètre dans les foyers afin de poser les questions d'usage aux nombreux témoins. Cela a nécessité une bonne heure, et l'agitation a laissé place à l'émotion. Chacun commente les faits ou du moins ce qu'il en a perçu. C'est l'instant que je choisis pour prendre Gil à part et lui expliquer.

Derrière ses lunettes qui ne dissimulent en rien un regard malicieux, Gil mâchonne nerveusement l'embout de sa pipe qui n'en finit pas de s'éteindre et qu'il rallume en écoutant religieusement ce que je suis en train de lui apprendre. Claudine et son frère Christian nous ont rejoints, tandis que tous les autres sont partis se coucher. C'est le petit matin qui interrompra notre discussion passionnée. Deux heures de sommeil léger nous rendront à la réalité lorsque les bruits (normaux cette fois) de la rue et les commentaires du voisinage nous parviendront par les fenêtres que nous n'avions pas fermées. Le temps d'avaler un café, nous allons déambuler dans le jardin, comme pour nous imprégner de nouveau de ce climat hétéroclite dans lequel nous avons évolué quelques heures auparavant. Avec la lumière du jour, tout apparaît différent, le décor se trouve changé ; là où nous imaginions des recoins pouvant constituer des planques, il n'y a que des massifs de lauriers roses ou de buis qui, de toute évidence, n'ont abrité personne. Quant aux blocs de pierre, ils sont restés là où ils sont tombés et aucun indice ne permet de se donner une idée rassurante de ce qui a eu lieu : ce dont je me doutais sans en faire part à mes amis.

Il est bon, en la matière, que chacun fasse son approche des choses en marge de toute notion interprétative, toujours axée sur notre savoir bien trop conventionnel. Claudine ne s'estime pas très rassurée alors que Gil et Christian sont passionnés, comme ont pu l'être Pascal Petrucci et Mikaël Calvin avec lesquels, hélas, il ne leur sera pas possible de partager cette forme d'engouement. Les jours qui suivent ne révèlent rien d'anormal, mais nous nous attendons à des manifestations. Elles sont au rendez-vous en la fameuse nuit du 15 août que je m'en vais vous raconter.

C'est aux environs de dix-huit heures trente que nous désertons les Sablettes où nous avons goûté aux joies du soleil et des bains de mer pratiquement toute la journée. Le trajet du retour s'est trouvé perturbé par l'apparition d'une statuette en ivoire qui, à plusieurs reprises, est venue frapper de petits coups sur notre véhicule. Sans nous en émouvoir outre mesure, nous avons décidé de ne pas nous quitter et de passer la soirée ensemble. C'est chez Renée Coutance, au 92 cours Lafayette, que nous débarquons, précédés dans l'escalier par la statuette qui monte les étages à bonne allure.

Il est vrai qu'elle connaît les lieux, puisque Renée nous apprend que cet objet lui appartient : il s'agit d'une représentation de la Sainte Vierge. Nous sommes, je le répète, le 15 août, c'est la Sainte-Marie, ceci motivant peut-être cela. Renée est une personne dont se dégagent une grande douceur et une profonde sérénité ; elle rassure Claudine et nous invite à demeurer chez elle plutôt que d'aller dîner en ville où nul ne sait ce qu'il risque de nous advenir... C'est donc une demi-douzaine de jeunes gens qu'elle a rassemblés autour de sa table, et l'ambiance est loin d'être triste.

Nous mangeons fenêtres grandes ouvertes, et la fraîcheur du soir, qu'elles laissent pénétrer, apaise nos corps gorgés de soleil et nos esprits encore un peu troublés. Aux alentours de vingt-trois heures, alors que rien ne laisse présager une quelconque résurgence des incidents de la fin d'après-midi, nous décidons de livrer à cette nuit, que l'on souhaite réparatrice, nos émotions et fatigues de la journée. Nous nous répartissons ainsi chambres, lits et sacs de couchage.

Il y a tout juste vingt minutes que les lumières se sont tues lorsque, soudain, nous entendons distinctement un pas lourd sur la moquette. Christian, le frère de Claudine, avec lequel je partage la chambre, éclaire alors sa lampe de chevet, et quelle n'est pas notre surprise de voir, au beau milieu de la pièce, tressauter la Vierge en ivoire qui a de nouveau quitté son emplacement d'origine : une commode placée dans le hall d'entrée de l'appartement.

C'est le branle-bas pour toute la maisonnée. Renée ne s'affole pas et prend la situation avec humour. Elle va jusqu'à se saisir de la statuette et la repose à sa place initiale. Mais déjà les premières lames de rasoir sifflent et tournoient dans l'appartement, tandis que les chaises voltigent, de droite et de gauche. La Vierge ne veut décidément rien savoir et a décidé de circuler où bon lui semble : elle va d'une pièce à l'autre. Une boule de pétanque la suit ou la précède dans ses évolutions, heurtant portes et meubles assez bruyamment. Gil serre Claudine dans ses bras pendant que nous essayons de dédramatiser la situation, dont on ne peut prévoir de quelle façon "ils" vont la faire évoluer. Je suis très mal à l'aise et souhaite partir : je n'ai jamais apprécié, et n'apprécie d'ailleurs toujours pas que ces phénomènes aient lieu chez des personnes chez qui j'ai été invité. Nous tenterons de retrouver notre calme en regagnant nos lits, mais il nous faudra plusieurs fois éclairer les pièces, surtout dans les moments où les chaises donneront libre cours à leur fantaisie, escaladant les divers emplacements où nous avions choisi d'abriter notre sommeil. Ceci durera un peu plus d'une heure, et puis une période de profond silence s'installera, avant le bouquet final que matérialisera un bruit s'apparentant à un galop de cheval, à la suite duquel les "hostilités" cesseront définitivement.

Enfouis sous draps et duvets, nous émergerons d'un sommeil assez agité, réveillés par les bruits de la rue, ou plus exactement du marché, lequel se tient quelques dizaines de mètres au-dessous, comme j'ai eu l'occasion de pouvoir l'écrire précédemment.

Pas de vision apocalyptique : les chaises et la statuette ont regagné sagement leur emplacement, tout juste constatons-nous que ma montre s'est détachée de son bracelet pour aller se poser en haut d'une porte et qu'une lame de rasoir s'est enfoncée à moitié dans l'un des coussins de la banquette. Le plafond garde toutefois une trace de la nuit (que Jimmy Guieu qualifiera de "nuit de hantise" dans son "Livre du Paranormal[1]"), sous la forme d'un petit cratère de cinq à six centimètres de diamètre, impact de la boule de pétanque avant son immobilisation au pied de la commode où trône la Vierge.

Accoudés à la fenêtre de la salle à manger, nous observons le va-et-vient des gens entre les étalages de fruits et légumes. Encore sous le choc, nous demeurons abasourdis, mais conscients d'avoir participé à quelque chose de réellement extraordinaire. Gil, fidèle à lui-même, lance dans un demi-sourire cette phrase qui restera :

- Dire que tous ces gens qui font paisiblement leur marché ignorent et ignoreront toujours ce qui s'est passé, cette nuit, à quelques mètres au-dessus d'eux…

Le mois d'août ne se manifesta plus de la sorte, mes amis perçevant cependant d'étranges bruits sous leur voiture, alors qu'ils roulaient sur l'autoroute les ramenant à Lyon. Bien qu'étant de moins en moins isolé et de surcroît entouré par des gens intelligents faisant montre de tolérance, quand ce n'est pas de compréhension pure et simple, je me sais tout de même seul dans cette aventure. Il est incontestable que le processus d'adaptation a atteint un stade d'évolution que je n'aurais jamais envisagé il y a quatre ans, mais une question essentielle me tient souvent éveillé à l'heure où naguère je dormais du sommeil du juste : pourquoi ?

L'idée d'un recrutement, chère au pauvre Pascal, a fait son chemin dans ma tête, mais j'ai la certitude, en ce début septembre 1971, que l'Organisation Magnifique n'a pas besoin de quatre années pour décider quelqu'un à rejoindre ses rangs. Est-ce que la cause dépend de mon passé ? N'y aurait-il pas parmi les membres de cette société occulte quelqu'un appartenant à ma vraie famille ? Quelqu'un dont je porte les gènes ? Quelqu'un qui aurait attendu que je me retrouve seul à Marseille et qui, connaissant (pour m'avoir surveillé) mon côté quelque peu inadapté, voire inadaptable à tout système institutionnel, tenterait de corriger le tir en me menant petit à petit à ce qui n'était peut-être rien d'autre qu'une secte ? Le cercle des questions s'était refermé progressivement pour ne laisser libre que cette interrogation dont la réponse se trouvait encore et toujours différée. Et pour longtemps encore ! Sans prétendre que j'étais à peu près sûr "qu'ils" allaient accentuer la pression, je m'attendais à une évolution de la situation, du moins sur le plan général. Confronté aux contingences de ce qui constitue notre système de vie, il était impensable que l'escalade qui ne manquerait pas de poursuivre son cours ne m'attirât pas tôt ou tard des ennuis. Restait à en prévoir la nature.

J'eus tout le loisir, au fur et à mesure de ce qui allait m'être proposé, d'entrevoir la catastrophe finale sous des aspects divers, mais sans jamais céder au découragement, Mikaël Calvin ayant su insuffler en moi un sentiment de confiance inébranlable. Architecte, maître d'œuvre, il avait érigé sur les contreforts de mon esprit une sorte de forteresse inexpugnable dans laquelle je gardais captive la foi. Forteresse dont la clef de voûte avait été et demeurait la guérison de Chantal. Il me restait à attendre les assauts et les assaillants...

Je n'attendis pas longtemps. Le mois de septembre apporta une forme de crescendo, sur divers plans, que j'eusse pu assumer à condition de ne pas devoir vivre en collectivité, en l'occurrence de ne pas avoir à fréquenter régulièrement des lieux publics et surtout d'en dépendre, comme c'était bien évidemment le cas pour mon travail. Du sous-sol au septième étage, du parking souterrain au réfectoire, le centre Kleber vivait au rythme des manifestations qu'André Dellova et celui qui vous relate ces faits subissaient.

Tout y passa : tubes de néon explosant à notre passage, tiroirs sortant de leurs glissières pour aller se promener là où nul ne les attendait, vitres se brisant sans avoir été touchées, hache d'incendie se détachant de son support, dans la salle des archives, pour poursuivre de pauvres employés venus là chercher des dossiers, et je n'énumérerai pas les bouteilles et les pierres de toutes les tailles arrivant à n'importe quelle heure de la journée, à n'importe quel endroit. La rumeur qui avait coïncidé avec mon arrivée dans ce centre avait largement débordé son caractère semi-confidentiel pour devenir le sujet de conversation de tous.

Lorsque madame Pisano, chef divisionnaire, c'est-à-dire directrice du centre Kleber, me convoqua, je ne pus que lui témoigner ma désolation et ma résignation quant au désordre que provoquaient tous ces événements. Il n'était aucunement question pour moi de nier la responsabilité qui m'incombait en la matière, mais d'en minimiser les effets. Madame Pisano, au demeurant très humaine, ne pouvait accepter que je rende fous (selon ses propres termes) les quelque six cents employés que comportait le centre. Jacques Warnier se dérangea même de son bureau de Cantini, sis au centre-ville, pour prendre ma défense vis-à-vis de mon chef divisionnaire qui me menaçait de prendre des sanctions, ou tout au moins des mesures pour me faire muter ailleurs, en avisant la direction régionale de la Sécurité sociale des Bouches-du-Rhône de l'incompatibilité dans le fait d'accomplir une activité professionnelle et celui de participer à de tels événements, fût-ce à son corps défendant.

Mes amis pensèrent en ces instants que la situation devenait délicate pour moi, que je risquais tout bonnement de perdre mon emploi et qu'il valait mieux tenter le tout pour le tout : aller au 27 rue Lafayette et contacter les responsables de cette situation, leur faire état de ce qui me menaçait et trouver un terrain d'entente en leur demandant de suspendre leurs actions sur les lieux de mon travail. C'est avec Jacques Warnier, Gilbert Musso et André Dellova que l'expérience est tentée. Nous sommes dans la première semaine d'un lumineux mois de septembre et, trois soirs durant, après notre journée de travail, nous portons nos pas dans cet immeuble qui, sans évoquer un climat d'épouvante, n'en exprime pas moins un sentiment de mystère assez malsain. Personnellement, en mon for intérieur - peut-être en est-il de même pour mes compagnons -, c'est l'ombre de Pascal Petrucci que je sens rôder entre ces murs : je ne peux m'interdire de penser que c'est là que j'ai vu notre ami, pour ainsi dire, pour la dernière fois, et il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire que j'ai la conviction que Pascal y est retourné sans moi, pour une démarche dont j'ai une vague idée...

Un soir, tandis que nous déambulons, sans succès, depuis un bon moment, dans les couloirs du mystérieux immeuble, retentit soudain, alors que la lumière vient de s'éteindre, un morceau de musique que je ne reconnais pas immédiatement, plus préoccupé à trouver le bouton de la minuterie qu'à chercher le titre d'une œuvre, si classique soit-elle, comme c'est précisément le cas. L'éclairage rétabli, notre attention est attirée par des inscriptions gravées sur l'un des murs du palier sur lequel nous nous trouvons. On peut y distinguer un bateau, un peu plus loin une voiture et, entre les deux, une phrase écrite en caractères carrés d'imprimerie : "Bientôt Sardou !"

Nous remémorant l'épisode Killy/Schranz des jeux Olympiques de Grenoble en 1968, nous pensons sur-le-champ à Michel Sardou. Nous interprétons le message mural comme la prévision d'un accident devant prochainement survenir au chanteur. Quelle sorte d'accident ? Nous penchons pour un accident de la route qui pourrait advenir au cours d’un voyage ou d’une promenade en bateau.

Le 14 du mois, à la une des journaux, s'étale le mystérieux accident de bateau qui vient de coûter la vie à un pêcheur marseillais répondant au nom d'Elysée Sardou. Selon les faits relatés, le petit bateau sur lequel se trouvait le malheureux pêcheur a été coupé en deux par un automoteur qui n'a pas cru bon de devoir s'arrêter après la collision. Il est même fait état d'un "véritable abordage" aux dires de certains témoins. Bizarrement, les témoignages ne coïncident pas sur certains détails : ainsi, bien qu'il n'y ait eu qu'une seule victime, d'aucuns prétendent avoir vu plusieurs personnes en compagnie de monsieur Sardou sur le bateau, peu avant l'accident.

Deux ou trois jours passent. Au 35 boulevard Notre-Dame, je suis en train de gravir l'escalier pour regagner mon logis quand la minuterie s'interrompt. J'ai beau actionner le bouton, je ne parviens pas à rétablir la lumière. J'accède à ma porte dans la pénombre, alors que, simultanément, résonne dans l'immeuble le même morceau de musique que nous avions entendu avant de prendre connaissance du message gravé sur le mur, au 27 rue Lafayette. Cette fois, je reconnais parfaitement l'ouverture du "Vaisseau fantôme" de Richard Wagner et j'établis la liaison avec ce qui s'est produit. Ont-"ils" prévu l'accident ou l'ont "ils" carrément provoqué ? Comme pour le reste, je laisse à chacun le soin de cogiter sa propre déduction.

 

 



[1] Réédité aux éditions Vaugirard en 1993.

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