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Chapitre 2

 

 

 

 

 

Il est vingt heures quinze, tout au plus, en ce jeudi qui vient d'être le témoin de tours de terrain couverts à diverses allures par quatre garçons dont je fais partie et qui sont en train de se rhabiller, perclus de fatigue, mais gonflés de joie.

Nous sommes encore à l'intérieur du stade Delort, parlant de la prochaine séance d'entraînement, lorsque, soudain, retentit une déflagration. Jacques rompt le premier le silence qui a succédé à notre surprise ; il parle d'un coup de feu, tenant pour preuve que les branches d'un arbre avoisinant le vestiaire remuent encore.

Norbert et Robert attribuent ce frisson de feuilles au vent, je ne suis pas loin d'entériner leur raisonnement mais je me dois d'admettre qu'à l'évidence, comme le souligne Jacques, les autres arbres, et notamment les haies de cyprès ceignant les courts de tennis voisins, n'ont pas remué.

Il ne nous faudra pas longtemps pour accréditer la thèse de notre ami Warnier : nous sommes à peine sortis du stade que Norbert reçoit sur sa jambe une pierre d'un calibre assez impressionnant, si l'on en juge la difficulté que l'on a pour la tenir dans une seule main. Le doute n'est plus permis à présent, c'est bien une agression que nous subissons !

Nous posons nos sacs à terre et nous nous dispersons comme une volée de moineaux à travers les allées entourant les complexes sportifs que sont les terrains de tennis et le fameux stade Vélodrome. Notre chasse à l'homme se révèle tout à fait improductive, pis encore : nous essuyons un nouveau jet de pierre face à l'immeuble de l'Office de radiotélévision sans que nous percevions ne serait-ce qu'un bruit de pas dans le secteur où, d'évidence, il n'y a pas l'ombre d'un individu.

Il fait encore jour lorsque, sur le coup de vingt et une heures, nous décidons de nous séparer, Robert reprenant sa voiture, Norbert son Solex, Jacques et moi poursuivant notre route à pied.

Une fois chez moi, je me sustentai de quelques restes de la veille et c'est passablement contrarié que je me couchai. Avant de m'endormir, je ressassai dans ma tête ce qui venait d'arriver sans me douter un seul instant que cela se reproduirait, et ce, dans des proportions proprement inimaginables.

Je me réveillai plus tôt que d'habitude, devant préparer ma valise et mes affaires pour Toulon où, comme chaque vendredi, je rentrais. Je ramenais à cette occasion draps et vêtements sales à ma mère qui les joignait à sa lessive hebdomadaire.

Marqué par les événements de ce jeudi, mais cependant satisfait de savoir que j'allais, dès ma journée finie, me replonger au sein de cette ambiance familiale qui me manquait toujours autant, je me rendis au bureau pour le dernier jour de la semaine.

Là, nos camarades de travail nous demandèrent si l'entraînement de la veille s'était bien passé, quel était le sujet le plus "doué" de la bande des quatre que nous constituions, enfin toutes sortes de questions visant à satisfaire leur curiosité mais qui, néanmoins, laissaient augurer que nous pourrions, sous peu, nous retrouver encore plus nombreux pour les entraînements à venir.

Nous racontâmes tout, n'omettant rien de ce que nous avions vécu, y compris la fin de la séance pour le moins mouvementée que nous avions connue. Puis chacun s'attela à sa tâche et la semaine s'acheva.

Nous sortions du bureau à dix-huit heures trente et, compte tenu des embouteillages, il ne fallait pas que je m'attarde pour attraper le Strasbourg/Vintimille de dix-neuf heures vingt à la gare Saint-Charles. Une fois rendu à Toulon, il me restait à me soumettre à environ dix minutes de bus pour rejoindre le "bercail" où bien évidemment mes parents m'attendaient avec impatience.

Samedi et dimanche se partagèrent musique et athlétisme sans que je me sentisse à aucun moment enclin à narrer à mon entourage ce qu'il convenait d'appeler les péripéties du jeudi. Sans doute considérais-je, à ce moment, cet événement comme quelque chose de tout à fait accidentel n'ayant eu de conséquences que dans les instants où Robert, Norbert, Jacques et moi-même le vécûmes.

Le lundi qui ouvrit ma quatrième semaine de présence à la Sécurité sociale se déroulera de la façon la plus routinière qui soit. Les quatre compères que nous étions se donneront rendez-vous pour le lendemain, chacun recommandant à l'autre de ne pas oublier ses affaires de sport.

L'engouement que nous suscitions dans notre service, composé de beaucoup de jeunes, avait fait un nouvel émule, et c'est au nombre de cinq qu'en ce dernier mardi de juillet, nous rejoignîmes le stade Delort. Robert Augustin nous fit apprécier ses qualités de "détente" en nous faisant une démonstration de saut en longueur. Il avait même apporté un fil élastique que nous tendîmes entre les deux poteaux du sautoir en hauteur pour nous mesurer dans cette discipline. Sur le plan de la course, nous rivalisions tous, étant grosso modo de la même valeur, sauf dans le domaine du demi-fond où mon niveau tangiblement supérieur était dû à un acquis plus important.

Ce n'est qu'après nous être douchés et changés que Jacques Warnier nous remémora les événements qui avaient clôturé l'entraînement précédent et chacun y alla de son petit commentaire sans que la bonne humeur du groupe s'en vît altérée pour autant.

Nous n'avions pas fait cent mètres que le manège se reproduisit. Alain, le nouveau venu, reçut un énorme boulon sur son sac, puis Norbert et Jacques, dans la même fraction de temps, furent les cibles de pierres tandis que, Robert et moi, n'étions pas plus épargnés, des bouteilles venant éclater à nos pieds.

Nous abandonnâmes nos sacs à Norbert qui était handicapé par son Solex en lui recommandant de se mettre dos au mur de façon à éviter d'être agressé par derrière. Puis, nous nous mîmes à courir dans les directions d'où semblaient provenir les projectiles, fouillant du mieux que nous pûmes tous les environs. Ce n'est que la nuit qui interrompit nos recherches.

Nous n'avions pas vu l'heure tourner, allant de droite, de gauche, devant nous, revenant sur nos pas, recevant à l'occasion divers objets, suivant même sur quelques dizaines de mètres des individus qui déambulaient sans qu'ils eussent à voir quoi que ce fût avec ce qui nous arrivait. Robert, excédé, avait même renvoyé une grosse pierre en direction d'un taxi qui roulait au pas, pensant un instant qu'il eût pu être complice d'une certaine façon...

Visiblement, nous étions en train de perdre notre sang-froid, vociférant, jurant, mais comment admettre que nous fussions à ce point impuissants ? Comment accepter l'invisibilité de nos agresseurs ? Et que penser de leur diabolique précision ?

Nos camarades étant plus pressés que nous de rentrer chez eux, Jacques et moi demeurâmes seuls sur les contre-allées du Prado où, malgré le calme revenu, nous nous sentîmes complètement abasourdis par l'ampleur prise par les événements.

Aux environs de vingt-deux heures, ayant repris un tant soit peu nos esprits, nous nous attablâmes à la terrasse d'un petit bar où nous ressassâmes dix fois les mêmes questions avant de nous quitter. Que je dormis cette nuit-là serait beaucoup dire. Je me réveillai souvent en sursaut, en proie à cette interrogation qui prenait le pas sur toutes les autres : allions-nous pouvoir continuer à pratiquer l'athlétisme dans de telles conditions ?

Le jour suivant, les commentaires allèrent bon train à notre bureau. Le chapitre sportif fut proprement passé sous silence car nous ne causâmes que de ce que nous avions baptisé "l'embuscade".

Chacun y allait de son conseil : un tel se montrait plus ou moins sceptique, un autre considérait que nous nous y étions mal pris, un troisième pensait qu'il valait mieux, pour l'instant, ne pas insister et suspendre nos apparitions à Delort où, peut-être, nous dérangions "quelqu'un". Je ne parlerai pas ici des moqueurs, lesquels, sans avoir rien vu, s'autorisaient, entre deux sarcasmes, à donner leur avis, pour le moins stupide. Cela était particulièrement pénible et ne faisait qu'ajouter à notre nervosité.

Nous n'attendîmes pas le jeudi pour retourner sur les lieux.

Le soir même, le secteur du rond-point du Prado, comportant le stade Vélodrome (dont nous escaladâmes les grilles), le parc Chanot, siège de la foire internationale de Marseille, les courts de tennis municipaux des allées Ray Grassi et, bien entendu, le stade Delort, fut arpenté et fouillé de fond en comble. Seul l'Office de la radiotélévision française ne reçut pas notre visite. D'ailleurs, ce n'est pas de ses abords que nous parvint, ficelé à un écrou de belle taille, un billet. Billet qui, pour la première fois, confirmait que ce n'était nullement le fait du hasard si nos personnes avaient été prises pour "cibles". On pouvait y lire : "Chers fonctionnaires, nous ne vous voulons pas de mal mais ne perdez pas votre temps à nous chercher, vous ne nous trouverez pas."

C'était signé "le scribe" et suivi de deux lettres séparées par un point : O.M. Le tout écrit en caractères d'imprimerie et entouré de petits dessins plus ou moins drôles destinés à nous caricaturer.

Comment, à cet instant, du fait que nous évoluions dans les parages de ses installations, ne pas penser au club de l'Olympique de Marseille ? L'Olympique de Marseille, association sportive qu'on ne présente plus, possédant une "section athlétisme", avait, du moins pouvions-nous le supposer, parmi ses pensionnaires, des gens que nous gênions peut-être... Cette idée rallia un maximum de suffrages le jeudi matin au bureau, closant la discussion pour le moins passionnée que nous eûmes avec nos collègues de travail.

Fallait-il continuer à fréquenter Delort ? Les avis divergeaient.

Si bien qu'à la fin de la journée, nous ne nous comptâmes que quatre à l'entraînement : les quatre qui avaient, pour ainsi dire, débuté. Un peu parce que nous aimions le sport, beaucoup sans doute pour démontrer à qui voulait l'entendre, et à nos agresseurs en premier lieu, que nous n'avions pas peur. Et il convient de le dire à présent : parce que nous étions mûs par une curiosité certaine qui nous poussait désormais à vouloir en savoir davantage.

Ce soir-là, comme les soirs suivants, nous n'eûmes rien à déplorer si ce n'est une missive expédiée à peu près de la même façon, c'est-à-dire ficelée à un gros boulon et qui nous mentionnait la signification qu'il fallait accorder au sigle O.M. : Organisation Magnifique. Cela ne nous avançait pas plus, au contraire ! Toutes nos déductions quant à l'identité présumée de nos "persécuteurs" s’avéraient, du fait, totalement erronées et la raison de leurs agissements encore plus obscure. Du moins, pûmes-nous nous adonner à notre activité sportive avec un tout petit peu plus de sérénité.

Cette période que nous qualifierons de calme dura une dizaine de jours. Le temps, à Toulon, de participer, durant le week-end, à une compétition pour laquelle je n'avais pas vraiment, comme on est en droit de le penser, la motivation requise et je reprenais une nouvelle semaine dans mon centre de Sécurité sociale. Centre où une forme de désordre commençait à poindre. Et cela allait s'amplifier, mais laissons place à la chronologie des faits.

Le lundi, alors que la matinée s'était écoulée paisiblement, un violent orage éclata aux environs de quatorze heures, rafraîchissant l'atmosphère. A l'époque, les locaux n'étaient pas climatisés et nous travaillions les fenêtres ouvertes ; par mesure de précaution, Maryse, une collègue de bureau, quitta sa place pour aller les fermer. Quelle ne fut pas sa surprise et bien évidemment la nôtre lorsqu'une pierre, à laquelle était attaché un nouveau message, entra avec fracas dans la salle ! Des pièces de menue monnaie firent leur entrée tout aussi bruyamment en heurtant les barreaux de fer forgé qui garnissaient les orifices de la pièce, avant de rouler sur le sol.

Dans un premier temps, nous gardâmes notre calme, nous contentant de lire le billet. Il nous avertissait, toujours dans le même style, d'une reprise des hostilités. Dans un second temps, nous analysâmes la situation et tombâmes d'accord pour n'en référer à aucune personne étrangère au service.

Nous étions une dizaine à travailler dans cette arrière-salle où nous classions les dossiers utilisés par les guichetiers pour le remboursement des soins médicaux des assurés sociaux. A vue de nez, ladite arrière-salle devait couvrir une superficie de cinquante mètres carrés. Là étaient disposés, sous forme de rangées, des classeurs métalliques dans lesquels, par ordre de numéro d'immatriculation octroyé en fonction de la date de naissance des assurés, se plaçaient les documents précités. Une porte permettait d'accéder à un grand hall où guichetiers et autres vérificateurs s'affairaient à pourvoir au paiement des prestations, une autre porte s'ouvrait sur un couloir qui abritait un distributeur automatique de boissons. Tout cela était situé au rez-de-chaussée d'un immeuble moderne dont un côté donnait sur une artère : l'avenue Gabriel Marie, et l'autre, celui du service dont je dépendais, sur une cour. C'est de cette cour, surplombée par le mur d'enceinte d'un grand bâtiment (une entreprise de carrosserie), qu'avaient été lancés le billet et les pièces. Ajoutons que ladite cour se terminait en cul-de-sac et que, pour y accéder, il fallait passer obligatoirement devant la loge d'un gardien.

C'était là le premier point insolite de l'histoire. Quant au second, il était proprement hallucinant : les projectiles que l'on nous avait adressés étaient on ne peut plus secs alors qu'au-dehors, la pluie était diluvienne comme cela arrive parfois au cours de certains orages d'été. Nous fîmes du reste l'expérience en les minutes qui suivirent : il était tout à fait impossible qu'un objet pût entrer complètement sec alors qu'il avait manifestement séjourné, le temps d'un voyage, si court fût-il, sous une averse des plus drues. Fortement éprouvés à l'heure de la sortie, une fois nos collègues de travail partis, nous demeurâmes, Jacques, Norbert et moi, offerts à toutes les supputations logiques possibles, avec pour point d'orgue, parmi toutes les conclusions que nous étions à même d'avancer, celle qui s'avérait être, sans contestation possible, la plus importante : le champ d'action de nos mystérieux agresseurs s'était singulièrement agrandi. Et cela remettait en cause pas mal de points. C'était un peu comme si nous repartions de zéro, le stade Delort, point de départ, n'ayant été que le site du hasard en quelque sorte, et nous n'entrevoyions même plus l'ombre d'une raison à donner à la chose. Nous semblions intéresser des individus - pour le moins habiles et fort bien organisés, ça, c'était acquis -, mais remonter de l'effet à la cause dépassait pour l'heure nos compétences. Qui d'entre nous pouvait, en ces instants, penser que de nombreuses années seraient nécessaires à l'éclosion de la vérité ?

Le lendemain mardi, nous nous rendîmes au bureau avec nos affaires de sport : il n'était pas question de céder à une intimidation quelconque qu'aurait pu provoquer le message reçu la veille ; c'était jour d'entraînement, nous respecterions nos habitudes. Cependant, il eût fallu être aveugle et sourd pour ne point percevoir combien régnait une notable effervescence sur notre lieu de travail. Des personnes qui n'appartenaient pas au service étaient au courant de ce qui s'était passé ce lundi et je ne jurerais pas qu'il s'en trouvât un seul qui ne vint pas, à un moment de la journée, assouvir sa curiosité dans la salle où nous travaillions. Cette démarche était sans doute menée pour confirmer ce que leur avait narré le gardien dans son interprétation de ce que nous avions abondamment commenté aux abords de sa loge, la veille, alors que nous reconstituions les faits. Mes amis et moi dûmes répéter des dizaines de fois les mêmes explications sans prendre vraiment la mesure de la perturbation qu'involontairement nous venions de provoquer. Car, de toute évidence, tous les agents du centre de Sécurité sociale de la Capelette ne parlaient plus que de l'Organisation Magnifique et cela n'allait pas sans altérer la qualité de leur travail. Les cadres, responsables du centre, ne manquèrent pas de le remarquer et la persistance de ces événements entre les murs de notre employeur n'était sûrement pas l'élément qui allait accélérer le processus de titularisation qui confirme tout nouvel employé dans ses fonctions au terme de sa période probatoire. Et Jacques, Norbert et moi-même étions précisément dans ce cas. L’avenir allait confirmer, avec sa part d'imprévu, le bien-fondé du pessimisme dont font état ces quelques lignes quant à la détérioration du climat qui allait s'instaurer, à brève échéance, entre nos supérieurs hiérarchiques et les trois jeunes plaisantins que nous ne manquions pas d'être à leurs yeux.

En attendant, la journée avait été courte et nous partîmes, comme nous l'avions convenu, afin d’arriver sur le coup de dix-neuf heures, au stade Delort. Robert Augustin, devant faire quelques achats en compagnie de son épouse, nous proposa de nous rejoindre plus tard, à la fin de la séance d'entraînement.

Bien que tendus, car en proie à une anxiété qui nous gagnait de plus en plus, nous courûmes mais sans vraiment être dans ce que nous faisions. C'est avec joie que vers vingt heures trente, nous vîmes Robert venir à notre rencontre. Il est réconfortant, il convient de le dire, de constater dans certaines circonstances que le mot amitié possède un sens. Et tant pis si force est de constater que c'est souvent sous le couvert de quelque événement plus ou moins tragique que s'exprime la solidarité humaine. Je puis dire sans crainte de me tromper que la chose existe, l'histoire que je suis en train de vous conter en regorge d'exemples, nous aurons l'occasion d'y revenir.

Mais pour l'instant, il n'est pas encore vingt et une heures en cette douce soirée du mois d'août 1967 et rien n'est encore arrivé, rien de ce que nous avions envisagé. L'Organisation Magnifique a-t-elle renoncé à ses projets ? Nous sommes engagés sur les allées du Prado, à hauteur de l'hôpital Saint-Joseph, c'est-à-dire que nous marchons depuis dix bonnes minutes, attentifs à tout ce qui nous entoure : ainsi prenons-nous même le soin de relever des numéros de plaques minéralogiques de voitures qui roulent un peu trop au ralenti à notre goût, nous dévisageons sans complaisance des passants dont le comportement nous paraît bizarre, mais tout cela s'avère vite inutile car c'est d'un toit que tombe avec fracas une brique dont les éclats s'éparpillent à nos pieds, sans toutefois nous toucher. Nous nous organisons sans tarder, Norbert met l'antivol à son Solex autour duquel nous disposons nos sacs.

Nous étant concertés, nous nous répartissons en deux groupes afin de compliquer la "tâche" de nos assaillants. Norbert et Robert prennent le trottoir de droite, Jacques et moi continuons sur celui de gauche. Soudain une grosse pierre me touche à la jambe, va frapper Jacques, puis poursuit sa route, percutant au passage des voitures en stationnement. Nous la récupérons plusieurs dizaines de mètres plus loin : c'est tout bonnement ahurissant ! Jacques la ramasse, elle est tiède. En face, Norbert et Robert ont également essuyé le feu de nos tireurs invisibles. Nous nous rejoignons et convenons rapidement que la chose est pour le moins insolite car s'il est vrai que nous sommes atteints par des projectiles, il n'en est pas moins vrai que ces projectiles, malgré leur taille et leur poids imposants, ne nous font pas mal. Certes, nous les sentons lorsqu'ils nous percutent, mais par rapport à la force et à la vitesse avec lesquelles ils arrivent, ces petits rochers n'occasionnent pas les dégâts que l'on serait en droit d'attendre qu'ils causent. D'ailleurs, nous constatons que les voitures en stationnement qui ont été touchées ne portent pas la moindre trace d'impact alors que le bruit entendu lors de la percussion était de nature à nous laisser envisager le pire en la matière. Jacques relève avec stupéfaction que la pierre qu'il avait ramassée après sa chute était presque chaude. Et puis, si le premier jet semblait provenir d'un toit, les autres donnaient l'impression de partir du sol, comme s'ils étaient téléguidés. Tout cela n'est pas de nature à nous rassurer, bien que nous marquions plusieurs haltes afin de persister dans nos investigations. Alors que nous reprenons le sens initial de notre marche, je perçois un bruit et projette instinctivement Jacques en arrière, le tirant par la manche : une flèche vient de partir de l'entrée d'un garage. Il s'agit là d'un parking couvert situé sous un grand immeuble ; Norbert et Jacques se précipitent à l'intérieur, Robert se poste à l'entrée et, pour ma part, je fais le tour de l'immeuble en courant pour m'assurer qu'il n'existe pas une autre sortie. Il fait nuit, nous n'avons que l'éclairage de la ville et, dans le garage, c'est l'obscurité la plus totale car nos deux amis n'ont pas trouvé l'interrupteur qui leur permettrait d'allumer les néons qui, d'ailleurs, explosent sous les projectiles qui arrivent de plus belle ! Nous nous regroupons au-dehors, nous commençons à paniquer, le bouchon du réservoir du Solex de Norbert nous parvient l'on ne sait d'où. Notre camarade le récupère : il est tiède ! La lutte, si lutte il y a, est par trop inégale ; au sentiment de frustration succède peu à peu un sentiment d'inquiétude et Jacques, pour la première fois, emploie le mot "surnaturel" pour évoquer la situation.

La soirée n'est pas finie : arrivés aux abords de la place Castellane, nous sommes encore atteints par des pierres, sous les yeux de nombreux témoins qui, pas davantage que nous, ne sont capables d'en situer l'origine. Ainsi nous engageons la conversation avec un monsieur distingué d'une soixantaine d'années, lequel promène son chien. Ce monsieur, auquel nous nous confions car il vient d'assister à l'arrivée d'une bouteille, nous conseille de porter plainte à la police. C'est l'heure de nous séparer ; une fois encore, nous avons subi et surtout nous n'avons rien vu, pas même une silhouette, rien, absolument rien ! Robert qui, ce soir, n'est pas venu en voiture, va rentrer en taxi ; Norbert enfourche sa machine tandis que j'accompagne Jacques à l'arrêt du bus. Il m'apparaît absent, de plus en plus préoccupé, il a pressenti quelque chose de "supranormal" que pour ma part je n'ai pas encore assimilé : il me faudra du temps, beaucoup de temps, pour prendre conscience que nous n'avons pas la dimension requise pour donner le change à l'O.M. Cependant, l'événement qui va suivre me donnera à réfléchir. Nous sommes côte à côte, Jacques et moi, à cent mètres à droite de la place Castellane, boulevard Baille, c'est-à-dire en plein centre-ville. Autour de nous, personne, la circulation automobile est très fluide, il faut dire que l'heure a tourné : il doit être plus de vingt-deux heures. Nous sommes cernés par des immeubles, de cinq ou six étages, dont les volets sont clos pour la plupart. Dans un bruit assimilable à celui d'une rafale d'arme automatique se juxtaposent, à un mètre de nous, cinq pierres de taille moyenne. Le temps de manifester verbalement notre étonnement, nous pouvons voir éclater en plein milieu du boulevard Baille des rochers semblables à ceux que nous avions reçus précédemment. Par réflexe, nous levons la tête car de tels projectiles ne peuvent venir que du dessus et encore... catapultés !

Et là, chose incroyable : nous pouvons voir d'autres pierres du même calibre passer par-dessus les immeubles à proximité desquels nous nous tenons. Mais alors… il faudrait que nos agresseurs aient accès aux terrasses ou aux toits de ces immeubles ! Il faudrait que soient en leur possession les clefs des portes d'entrée de ces immeubles ! Comment cela se pourrait-il ? Et aussi, à combien chiffrer leur effectif pour pouvoir investir de la sorte un et même plusieurs quartiers, si l'on se réfère à l'étendue de leur champ d'action ? Nous évoluons là en pleine fiction ! Et si Jacques Warnier était dans le vrai ? Je commence à ressentir un malaise, mes convictions quant à l'équilibre, disons relatif, des forces dans le conflit qui nous concerne encaissent là un "coup de vieux".

Me voilà à présent assailli par le doute, et le doute, en cet instant précis, a ses raisons ; il a surtout sa raison d'être. Pour le moment, il convient de réagir, et Jacques laisse parler son cœur : bien sûr, il pourrait sauter dans son bus, lequel vient de déboucher du cours Lieutaud et sera là dans quelques secondes, qui saurait l'en blâmer ? Mais non ! Il est assez lucide, malgré ce qui nous arrive, pour se souvenir que j'ai encore un bon quart d'heure de marche avant de rentrer chez moi et que je vais avoir cent fois le temps de me faire agresser. Il me dit alors :

- Je t'accompagne : à deux, s'il nous arrive quelque chose, il s'en trouvera bien un pour aller chercher du secours, et puis tu ne connais pas bien encore la ville… Je vais te faire passer par des rues que tu n'empruntes pas d'habitude, peut-être parviendrons-nous ainsi à "les" perdre…

Et nous partons comme il l'a dit, nous courons sur à peu près deux ou trois cents mètres, puis il bifurque à gauche, puis à droite, je le suis évidemment, bien que nous rallongions singulièrement le parcours que j'accomplis d'habitude. Mais comme nous alternons la marche et la course, nous arrivons assez rapidement au boulevard Notre-Dame. Nous sommes à environ cent mètres de chez moi quand une pierre vient frapper violemment la porte métallique d'un magasin. Nous n'avons pas le temps de commenter le fait : un trolley descend à toute allure, Jacques lui fait signe et, bien qu'ayant dépassé l'arrêt, le chauffeur lui ouvre la porte… Jacques s'engouffre dans le véhicule en marche sans demander son reste. Je ne m'attarde pas, je cours les derniers mètres qu'il me reste et sors les clefs de mon sac, la tête rentrée dans les épaules, j'actionne la poignée de la lourde porte d'entrée et c'est avec soulagement que je me retrouve dans le hall d'entrée de l'immeuble. Je crois bien que je n'ai jamais été aussi heureux d'en franchir le seuil.

Je monte deux par deux les marches d'escalier, j'entre dans l'appartement et m'y enferme à double tour. Les volets sont ouverts, ils le resteront. Je ne me sens pas vraiment en sécurité. Je dors par intervalles, je pense à Jacques : est-il rentré chez lui ? Je me dis que j'aurais dû lui proposer de dormir ici, il me tarde que le jour se lève, la nuit me semble à la fois longue et courte. Enfin, le petit matin se glisse dans ma chambre...

C'est l'ombre de moi-même qui arrive au bureau ce matin-là.

Tout juste puis-je exprimer ma joie en voyant Jacques fidèle au poste, il ne lui est donc rien arrivé, il me le confirme en me disant qu'après m'avoir pris congé de moi, il ne s'est absolument plus rien passé. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de taire à nos collègues de bureau l'incroyable soirée de la veille. Nos camarades du service nous croient, les autres ont des réactions diverses, mais les moqueries ne sont plus de mise, nos visages défaits en sont sans doute la cause. La journée s'écoule lentement, trop lentement, mais rien d'anormal ne se produit.

 

 

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