Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
/ / /
Chapitre 8

 

 

 

 

 

La durée du trajet séparant Landaü de Trèves me parut extrêmement courte. Mille pensées m'avaient accaparé pendant le voyage et une sorte d'euphorie s'était emparée de moi : derrière la vitre de mon compartiment, j'avais pu voir défiler, en filigrane sur la verte campagne allemande, les visages de tous ceux que j'aimais. Le bruit du train devenait lui-même une sorte de fond musical à la voix de Mikaël, laquelle résonnait en moi un peu comme ces voix "off" dont on se sert au cinéma pour faire un retour dans le passé.

Dès mon arrivée à destination, je demande mon chemin à un représentant de la police militaire française, je prends un bus, me rendant compte, sur la route qui serpente pour me mener à l'hôpital, que Trèves est une grande ville. L'architecture moderne ne trahit en rien les vestiges d'un passé assurément riche d'histoire. Musées et monuments se dressent fièrement, quand ils ne sont pas annoncés par des panneaux indicateurs tout au long du parcours qui défile sous mes yeux, suivant les rues et avenues que mon bus emprunte.

L'hôpital militaire est situé en banlieue, il surplombe la ville du haut d'une colline verdoyante dont il occupe une superficie fort importante. Il est défini comme étant un bâtiment antiatomique, possédant du fait quatre étages souterrains sur lesquels s'empilent sept autres étages, abritant tous les services médicaux imaginables.

C'est au cinquième niveau que le bureau des entrées me dirige, non sans avoir pris connaissance de l'ordonnance rédigée par le médecin de mon régiment. Là se trouve le service de psychiatrie du centre hospitalier, placé sous la haute autorité du médecin-commandant de Toffol, le bien nommé, si l'on se confine à la consonance du patronyme tout à fait de circonstance pour un médecin habilité à soigner des fous. L'infirmier-major, un sergent-chef en l'occurrence, me conduit à son bureau sans manquer de m'avertir du caractère "soupe au lait" de son supérieur. Cela ne fait que confirmer ce qu'ont pu me dire les "malades" avec lesquels je vais partager la chambre où je viens de déposer ma valise.

Si son nom s'accommode bien avec sa fonction, je vais vite m'apercevoir que le physique du commandant de Toffol n'est pas précisément celui de l'emploi. Non pas qu'il faille posséder des mensurations particulières pour traiter médicalement du psychisme des gens, mais tout en lui respire la brutalité, ce qui n'est pas de nature à rassurer et à équilibrer des personnes qui en ont besoin. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, il donne plus à penser, sous un crâne parfaitement rasé, à un catcheur qu'à un médecin. Il doit largement dépasser le quintal sur la balance, si l'on se fie à la densité de sa corpulence que l'ample blouse blanche qu'il porte ne dissimule en rien.

A peine entré dans son bureau, mes tympans se trouvent agressés par sa voix tonitruante qui m'ordonne de m'asseoir. Le bref silence qu'il met à profit pour prendre sommairement connaissance du dossier se trouve vite rompu : il m'invite, toujours sur le même ton, à m'expliquer sur la raison de mon hospitalisation. Comme je me montre peu bavard, d'une part pour exprimer une forme de résignation, et d'autre part, il faut bien le confesser, parce que je suis convaincu que m'épancher trop en détail sur la raison de mon admissibilité en ses services ne peut que me desservir, le docteur de Toffol reprend ses vociférations. La brièveté de l'entretien m'autorise à vous le narrer ici.

- Que fais-tu dans le civil ?

- Je travaille à la Sécurité sociale.

- Que font tes parents ?

- Ils m'attendent...

- Ils t'attendent ?… Ils attendront seize mois comme tout le monde ! Si tu étais en Israël, comment ferais-tu ? Et, de plus, je viens de lire que tu te livres à la dégradation de matériel militaire ? Des individus de ta sorte, on les enferme !

Et d'appeler son infirmier-major pour l'inviter à me conduire, selon ses termes, "en cellule". Je me retrouve dans les cinq minutes qui suivent dans une pièce exiguë, très haute de plafond, au double vitrage peint en blanc, avec en tout et pour tout un lit métallique doté d'un matelas et d'une couverture, un tabouret et une petite table. La porte, massive, ne peut s'ouvrir de l'intérieur, faute de poignée, mais est pourvue d'un "judas" qui permet une surveillance de l'extérieur. M’ayant délesté de mon rasoir, de mes lacets et de ma ceinture, l'infirmier, qui a perçu mon désarroi, me suggère de ne pas m'inquiéter. Il m'apprend ainsi que le docteur est coutumier du fait ; ses méthodes, pour le moins expéditives, lui servent à cerner l'individu (en l'occurrence le patient) qu'il a en face de lui. Il jauge de la sorte s'il a affaire à un simulateur ou bien si le diagnostic qu'on lui a soumis au préalable est justifié. Auquel cas, il n'hésite pas à le proposer pour la "réforme", même si, comme c'est précisément mon cas, le soldat a dépassé la durée de trois mois "sous les drapeaux".

C'est une nuit blanche que je passe sur la paillasse améliorée de ma "chambre d'isolement". Comme il n'y a ni persiennes ni volets à ma fenêtre, je peux voir le jour envahir progressivement la pièce. Il doit être huit heures lorsque la porte s'ouvre brusquement, laissant entrer le commandant de Toffol et son infirmier qui me sert un quart de café fumant. Après s'être enquis de mon état, le docteur, beaucoup plus calme, me remet un calepin en m'invitant à écrire la raison pour laquelle, selon moi, j'ai été recommandé à lui. A ses dires, il me remettra "en liberté" sitôt ma "confession" rédigée. En d'autres termes, je ne pourrai réintégrer la chambre dans laquelle j'avais été admis initialement qu'une fois passé aux "aveux".

Or rédiger des aveux en la matière n'équivaut à rien d'autre que de mentionner, noir sur blanc, que j'ai participé à des actes de malveillance. C'est-à-dire que j'encours le risque de me retrouver passible du tribunal militaire. N'est-ce pas là tomber de Charybde en Scylla ? Car, de toute évidence, se reconnaître coupable de dégradation de matériel militaire, par les temps qui courent (n'oublions pas que nous sommes en juin 1968...), ne peut attirer en aucune façon une quelconque clémence juridique.

Carcéral pour carcéral, mieux vaut, à choisir, un isolement cellulaire à l'hôpital de Trèves qu'un emprisonnement en la forteresse de Landaü. Qui plus est, tout séjour passé en prison reste dû à l'armée, ce qui retarde d'autant le retour à la vie civile.

S'il persiste, à cet instant, un doute en mon for intérieur, il s'estompe rapidement en me remémorant le vieil adage : "Les paroles s'envolent, les écrits restent."

C'est donc à une succession de pages blanches que se trouve confronté le médecin-commandant, en venant aux nouvelles en fin de matinée. Quelques éclats de voix en sus, il me rappelle à l'ordre en développant la même argumentation. C'est une sorte d'ultimatum qu'il me fixe, en me signifiant qu'il reviendra prendre connaissance de mes écrits dans l'après-midi.

En m'apportant mon repas de la mi-journée, l'infirmier-major, avec beaucoup de mansuétude, m'encourage à me conformer aux directives de son supérieur, m'assurant que je ne serai pas renvoyé dans mon régiment. Il ajoute, pour appuyer sa thèse, que le commandant est un homme de parole, qu'il dissimule, sous des airs bourrus, de grandes qualités de cœur. Du fait, il n'a jamais agi à l'encontre des intérêts des soldats qui lui avaient été envoyés, bien au contraire...

Est-ce le ton persuasif du sergent-chef ? Est-ce un regain de confiance en moi, inhérent aux dires antérieurs de Mikaël Calvin ? Toujours est-il que, sitôt ma ration de "pénitent" avalée, je me mets à relater, de ligne en ligne, de feuille en feuille, tout ce qui a contribué à engager ma participation bien involontaire à l'élaboration de ce climat de désordre m'ayant conduit entre ces murs.

C'est bien une autoaccusation que je rédige, puisque je n'y fais pas état de persécution mais plutôt "d'effets physiques" que je ne contrôle pas, comme j'ai pu le confier, à Landaü, au lieutenant Meporema. A deux reprises, de mon for intérieur émerge l'envie de détruire ce "manuscrit", et puis, mea culpa pour mea culpa, j'appose, ainsi qu'il me l'a été demandé, ma signature au terme de ma "confession".

C'est aux alentours de seize heures que le docteur de Toffol prend possession de mes écrits. C'est un peu avant dix-sept heures que son infirmier-major vient m'aider à remplir un imprimé en double exemplaire. Imprimé dont l'en-tête ne laisse planer aucune équivoque, puisqu'il mentionne en caractères gras : "Demande de pension".

Il convient de dire ici que toute affection entraînant le renvoi dans ses foyers d'un appelé, après un délai de trois mois, est susceptible de valoir au "réformé" une pension. C'est l'antériorité ou la postériorité de ladite affection qui décidera, sous l’autorité d'une commission spéciale de réforme, de la non-attribution ou bien de l'obtention de la "rente" ou "pension".

C'est sur un nuage que je remplis dûment l'imprimé, sans me préoccuper de ce qu'il adviendra a posteriori. Pour l'heure, une seule chose m'importe : je vais être libéré. Mieux encore : libre !

Dans les trois semaines qui suivirent, je quittai donc l'hôpital militaire de Trèves afin de rejoindre Landaü, doté du plus beau cadeau qui fût, en la circonstance, pour mon vingtième anniversaire : un bulletin de convalescence de trois mois renouvelables à l'hôpital Sainte-Anne de Toulon. Et ce, jusqu'à la décision officielle attestant ma "réforme".

C’est donc à Landaü que je vais rendre mon paquetage, faire établir mon billet de train et, surtout, revoir Mikaël Calvin (hélas pour la dernière fois).

Mikaël m'accompagnera dans toutes les démarches inhérentes à mon départ, visiblement ému. Pourtant il ne cherche pas à faire valoir, en ces instants, ses prémonitions quant à ma libération anticipée. Tout juste me confie-t-il, chemin faisant vers la gare, qu'une page de sa vie est en passe de se tourner, que plus rien, désormais, ne sera comme avant et qu'il ne sait pas bien pourquoi il a, lui, été confronté à tout cela. Je le trouve quelque peu mélancolique. Sur le quai il enchaîne...

Emettant des réserves sur ce qui s'est passé et continue de se passer en France, il craint une récupération du mouvement, qu'il qualifie de révolutionnaire, par le pouvoir. Il dit que la "routine" a toujours conduit à un état de "léthargie" conditionnant l'homme à ce qu'il nomme "l'éternelle soumission". Il parle de "l'égocentrisme" qui annihile tous les effets du progrès. Il a cette phrase terrible dont je ne situerai la signification totale que quelques mois plus tard :

- Aimer, c'est se rendre utile à l'égard de chacun. Lorsque l'on prend conscience de ne plus servir autrui, et donc l'Amour, il convient de savoir mettre fin à l'inutilité…

Puis il se reprend en m'impliquant dans ce qu'il appelle "la vigilance" :

- Tu te dois, en rapport avec ce que tu vis et ce que tu es appelé à vivre, de manifester beaucoup de vigilance, tu fais partie de ceux qui peuvent réveiller ou garder éveillées les consciences…

Je me sens gêné, comme je l'ai toujours été, par cette dimension qu'il m'octroie et que je ne trouve pas justifiée. J'essaie de remettre les choses à leur place en lui rappelant, une fois de plus, que c'est bien lui, Mikaël, qui a su, par son influence, me mener à cet état de confiance, de conscience même, et que sans son ardeur communicative en le verbe comme en l'acte, je n'aurais jamais interprété et appliqué de façon si "constructive" ce que je subissais à présent depuis bientôt un an. Je lui demande, eu égard à tout ceci, de prendre garde à sa "foi", de juguler ses élans "d'idéalisme" et puis, avant tout, de ne pas trop s'illusionner sur mon compte. Ce à quoi il me répond (citant Titus Lucretius) :

- Toute existence humaine est une course à l'illusion, pour ajouter aussitôt : Certaines illusions valent que nous participions à la course !

Et de me remercier encore en prenant congé, alors que ne sachant trop que dire, je me contente, dans un sanglot réfréné, de promettre de lui écrire.

Trèves, une petite incursion au Luxembourg (Apach), Metz, et là, correspondance directe pour Marseille. Un omnibus me rapatrie alors à Toulon où mes parents sont surpris et heureux de me revoir au bout de quatre mois d'absence. La joie des retrouvailles, le bonheur de respirer de nouveau l'air marin sous un ciel on ne peut plus bleu.

Bien sûr, ma famille ne comprend pas très bien, d'autant plus qu’il m’est impossible d’expliquer ce qui a réellement occasionné ma "réforme", et pour cause ! Il en sera toujours temps si "l'aventure" que je vis prend une tournure que je ne puisse soustraire au grand jour. Peu à peu, je reprends mes habitudes. Je partage mes journées entre la plage et l'athlétisme en compagnie de mes amis et camarades d'antan. "Les Desperados", toutefois, jouent sans moi : ils ont renouvelé quelque peu leur répertoire durant mon absence.

Mes "confidents" toulonnais Chantal et Alain ont déserté Toulon à l’occasion de ces vacances et je n'ai personne à qui raconter mes quatre derniers mois, comme je voudrais le faire, sans rien omettre. Fidèle à mes promesses, j'écris. J'écris à mes compagnons de misère demeurés en Allemagne. Mais j'écris aussi des chansons. Oh ! J'avais déjà mis bout à bout des mots et de la musique, au lycée tout d'abord, où j'amusais mes camarades de classe en parodiant des œuvres connues, à l'U.S.A.M. ensuite, où, pendant les déplacements effectués pour aller participer aux compétitions régionales, je modifiais encore les paroles des chansons à succès de l'époque en fonction des anecdotes qui parsemaient la vie du club.

Seulement voilà : quelque chose a changé en ce mois de juillet 1968, je sens une autre source d'inspiration m'envahir. Et si, en compagnie de mon père le plus souvent, j'en constate les effets, je n'en situe pas bien la cause, bien que je ne puisse nier, au hasard de mes introspections, qu'il y a quelqu'un, de l'autre côté du Rhin, qui n'y est pas étranger. Ainsi, au cours du mois, j'écris deux morceaux : "Neige sur le Rhin" suivi de "Bonhomme de Sable, Château de Neige". J'y vois là l'épanchement d'une prise de conscience en fonction d'événements dont l'importance, voire la gravité, ne m'auraient que très peu agressé naguère.

Il semble que j'ai perdu de cette belle insouciance dont je me voulais le plus fidèle "chevalier servant", il y a tout juste un an.

Je pose énormément de questions à mon père sur ce qui a secoué la France lors de ma courte apparition sous les drapeaux, je cherche à me documenter sur les révoltes et autres révolutions de l'histoire du monde, j'achète et lis notamment "La Révolution Anarchiste", un ouvrage volumineux et bien hermétique pour moi, alors. Néanmoins, j'y retrouve des personnages dont le nom ne m'est plus du tout étranger : Bakounine, Proudhon. Je perçois bien un agacement chez mon père qui ne nourrit qu'une idée : me voir réintégrer la vie professionnelle à la Sécurité sociale. De cette dernière, d’ailleurs, ma notification de titularisation vient enfin d'échoir dans la boîte aux lettres familiale. Ma mère, moins concernée, fait office de médiatrice dans les discussions plus ou moins orageuses que nous avons quelquefois en prenant les repas.

Est-ce le fait qu’il ne se produise plus rien de "surnaturel" en ces instants ? Je ne peux y répondre à l'heure où j'écris ces lignes. Toujours est-il que je me sens parfaitement équilibré, sûr de moi, et que, chaque soir, en regardant sur le balcon le ciel étoilé qui veille sur Toulon, je rêve à un monde meilleur et je m'y projette, sans que j'en définisse convenablement ni le fond ni les formes. Paradoxalement, en m'ouvrant, pour ainsi dire, les yeux sur moi-même, Mikaël Calvin m'a surtout fait regarder autour de moi...

Un quart de siècle après, je crois pouvoir certifier que l'acuité de cette vision des choses s'est considérablement accentuée, ne serait-ce que parce que, bien modestement, je m'efforce, depuis, de la transmettre à d'autres.

- Si, de temps à autre, tu me vois de quelque part, Mikaël, tu dois t'étonner, je suppose, de constater que, dans mon entourage d'aujourd'hui et d'hier, nombreux sont celles et ceux qui te "savent" alors qu'ils ne t'ont jamais "connu"…

Août envahit Toulon de ses hordes de vacanciers. Mon père, qui a également choisi cette période pour prendre ses congés annuels, prend rendez-vous avec le chef de division du service du personnel de la Sécurité sociale à Marseille pour l'aviser de ma situation.

Il s'avère bien vite, une fois sur place, que l'Administration ne dérogera pas à sa législation : il ne peut en aucun cas y avoir cumul de fonctions. Pour pouvoir prétendre à reprendre mes activités professionnelles, il est indispensable que je sois libéré de mes obligations militaires. Ce qui n'est pas le cas puisque, officiellement, je dépends toujours des forces armées françaises, n'ayant pas mon titre de "libération" en poche.

Dire que cela me dérange, c'est ni plus ni moins qu’une galéjade, aucun problème de conscience ne venant me tarabuster, bien au contraire... Quiconque serait habilité à lire dans mes pensées s'apercevrait rapidement que j'espère bien que le conseil de réforme va prendre son temps pour délibérer sur mon cas, au moins jusqu'à l'automne...

Ce contretemps n'empêche nullement mon père de se rendre chez mon ancienne logeuse qui se fait une joie à la pensée de m'accueillir dès mon retour à Marseille. C'est toutefois sans avoir pu rencontrer ni Jean-Claude Panteri, ni Jacques Warnier (en congé), ni surtout Pascal Petrucci (démissionnaire !) que je regagne Toulon en compagnie de mon père.

Fin août, je reçois une convocation de la subdivision militaire de Toulon à laquelle je me rends à la date indiquée. Là, on me remet une somme d'argent qui correspond à un arriéré de solde que l’armée me doit et deux lettres destinées par mes soins à Mikaël Calvin.

Ces lettres ont été apparemment ouvertes et, je suppose, lues (reste à savoir par qui...), les enveloppes sont biffées de je ne sais quels signes, et j'apprends, ainsi, que mon destinataire n'a plus reparu à son régiment à la suite d’un départ en permission. Ma surprise n'est pas feinte, ce qui n'a pas lieu d'interdire à l'officier de me demander de me tenir à la disposition de la Sécurité militaire et de la gendarmerie nationale. Qu'est-ce encore que cette histoire ?

Sans perdre un instant, je rentre chez mes parents et prends la plume pour écrire à mes anciens compagnons de régiment. Je leur demande bien évidemment de me narrer ce qui a pu se passer et, bien sûr, de prendre les précautions nécessaires, si cela s'imposait.

Chaque jour, je ne laisse le soin à personne de descendre chercher le courrier. J'essaie de laisser transparaître le moins possible mon angoisse devant ma famille. Je délaisse la plage pour, chaque après-midi, évacuer l'anxiété qui m'étreint sur la piste d'athlétisme de l'U.S.A.M. où j'aligne série sur série de sprints prolongés. Je rentre exténué, avale quelques fruits et m'isole dans ma chambre, prétextant une récupération indispensable à mes efforts fournis, en vue d'une prochaine compétition. Je doute que mes parents soient dupes, ils ne sont pas, si j'en juge par certaines de leurs réflexions, sans se rendre compte que je tente de leur cacher quelque chose.

Je reçois, dans la première quinzaine de septembre, deux lettres : l'une de Chantal m'avisant de sa rentrée à Toulon, l'autre de Patrice, un ancien camarade de Landaü, me mettant au courant des faits.

Ainsi j'apprends que depuis plus d'un mois Mikaël est considéré comme déserteur, qu'il a, de plus, détourné, avant de partir, une certaine somme d'argent destinée à la solde des officiers et sous-officiers et qu'il a envoyé des mandats à nombre de "troufions" de ses connaissances, s'accusant, de plus, au moyen d'une lettre dûment signée, envoyée à l'état-major du régiment. Bien que l'argent ait été récupéré, il faudrait être bigrement naïf pour supposer, un instant, qu'aucune sanction ne sera prise à son encontre, une fois qu'il sera récupéré par les bons soins de la police ou de l'armée... Comment échapper à ce sentiment de culpabilité qui sourd en moi ? Que serait-il advenu exactement si j'étais demeuré là-bas ?...

L'effet déstabilisant des événements dits "supranormaux" commence à se manifester. Encore faut-il en prévoir les formes ; le fond, lui, est là pour nous rappeler, comme s'il en était besoin, qu'il y a toujours deux faces à une médaille. Mais hélas, nous ne possédons pas la panoplie adéquate pour faire face au profil de ce qui nous est proposé, l'effet de surprise ne nous offrant, presque toujours en ce bas monde, qu'une marge de manœuvre fort limitée.

Trois jours se sont écoulés quand je reçois une convocation de la gendarmerie. Fort heureusement, je suis seul à la maison lorsqu’on me la remet en main propre. Je m'attends au pire, bien que n'étant, au demeurant, impliqué en rien dans ce qui semble être en train de se tramer depuis mon départ du régiment.

Je suis devenu, sans l'avoir jamais souhaité, un accoutumé des locaux de la Sûreté civile ou militaire : dépositions ou interrogatoires sont parties intégrantes de mon existence. Celle-ci ne dérogera pas à la règle des précédentes quant à son caractère administratif, aux accents faussement conviviaux. Bien que n'étant entendu qu'en tant que témoin, je suis avisé des retombées néfastes qui ne manqueraient pas de survenir pour ma personne si, d'une façon ou d'une autre, je portais assistance à un déserteur, lequel s’est adonné de surcroît à des actes de terrorisme (pour reprendre les termes employés par l'officier de la Sécurité militaire dirigeant les débats). Mon paraphe apposé au bas de ma déposition - fort réduite du reste -, on me signifie qu'il reste du domaine du possible que je sois de nouveau convoqué par rapport à l'évolution de l'enquête. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une affaire d'Etat, je suis bien conscient que rien ne sera laissé au hasard pour récupérer le pauvre Mikaël. Ce sont-là, à n'en pas douter, les "stigmates" du désormais historique mai 68.

J'apprendrai quelque vingt-cinq ans plus tard, par l'intermédiaire de "ceux" qui posèrent la question qui ouvre ce livre, que la plus grande souffrance est celle qui fait constater l'incapacité qui est nôtre à réaliser ce que l'on a à cœur de faire, au moment où la situation se révèle à notre connaissance. J'avouerai sans détour ma propension à m'être souvent trouvé et à me trouver encore exposé à cet état de fait qui n'engendre rien d'autre que la résignation et un profond sentiment d'injustice, pour ne pas dire de dégoût, à l'égard du mensonge permanent dont on entoure notre éducation dès le plus jeune âge. Alors, une fois de plus, il faudrait dire : Pour ne pas changer, je vais laisser le "temps" faire son œuvre, en d'autres mots, je vais attendre...

Chantal, d'abord, va m'aider à patienter. Oh ! Je ne lui conte que ce qui m'a conduit à me retrouver auprès d'elle bien avant la date escomptée et qui la rend heureuse. Le reste, je le garde sous silence, comme je le fais d'ailleurs avec mes parents. Il est hors de question, pour moi, d'inquiéter ceux qui, en continuité, exercent des sentiments affectifs à mon égard. C'est la meilleure formule, à mon humble avis, pour éviter tout débordement risquant d'occasionner des troubles plus graves. Sans faire montre de mes préoccupations, je m'attache à adopter une attitude de circonstance par rapport à ma libération anticipée, le rire communicatif de mon amie Chantal faisant le reste.

De plus, une joie, comme elle le dit si bien, n'arrivant jamais seule, elle m'apprend que le concours qu'elle a passé l’autorise à se voir retenue pour l'E.N.S.E.P. (Ecole nationale supérieure d'éducation physique), sise à Châtenay-Malabry, dans la banlieue sud de Paris. Son départ est prévu pour la mi-octobre, dans un tout petit mois...

Face à la rade de Toulon, en prenant la mer, on peut accéder, une fois sur l'autre rive, à une plage nommée Les Sablettes. Je m’y rends de temps à autre pour honorer un été qui renonce à capituler. Pour cela, j'emprunte une navette dont les allers-retours se font toutes les demi-heures. Et c'est à l'occasion d'un de ces retours que je m'assieds, à l'arrière du bateau, auprès d'une jeune fille qui va se trouver, à son tour, mêlée à ces péripéties dont vous n'ignorez plus rien désormais.

C'est un petit bout de femme de vingt ans dont la jovialité transparaît sans peine lorsqu'on a l'opportunité de se perdre dans ses deux grands yeux rieurs : supports d'un regard pétillant de malice et d'intelligence. Elle répond au prénom de Claudine, au nom de Goulet et passe le plus clair de l'année, lorsqu'il n'y a pas trop de grèves, à étudier les lettres à Lyon en faculté. Ici, elle est en vacances chez Renée Coutance, sa tante, pharmacienne à Toulon. Il est bon d'indiquer, à cette occasion, en fonction de ce qui va se passer ultérieurement, que Renée habite à deux pas du port, en plein centre-ville, au quatrième étage du 92 cours Lafayette, d'où elle domine l'un de ces "marchés de Provence" ayant su inspirer Gilbert Bécaud.

Claudine, avec laquelle je vais me lier d'amitié, fréquente assidûment un jeune journaliste écrivain lyonnais - Gil Saulnier - qu’elle compte me présenter prochainement. J'ai mis au courant ma nouvelle amie de ma situation sociale du moment, mais j'ai cru bon d'en taire les véritables origines. A cent lieues d'être militariste, Claudine s'est réjouie du fait que je me trouvais en attente du verdict du conseil de réforme devant entériner la décision du professeur de Toffol : mon retour définitif dans mes foyers pour "inadaptation à la vie en communauté".

Dans l'immédiat, c'est à l'hôpital Sainte-Anne que je me dois de me rendre pour me mettre en règle, c'est-à-dire pour prolonger mon congé de convalescence. Mon père m'y conduit, toujours dans le souci d'en apprendre davantage quant à l'éventualité de me voir, sous peu, reprendre du... service à la Sécurité sociale.

Eh bien non ! Rien n'émanant de l'hôpital de Trèves n'est passé à la dernière commission de réforme, tout juste puis-je savoir en passant la visite médicale que je suis classé P/4 (déficience psychique de 4e catégorie) : le nec plus ultra en la matière ! Pour le reste, je suis, à ce jour, dépendant, sur le plan administratif (solde et autres paperasseries), de la caserne Busserade à Marseille et, chose plus importante à mes yeux, je bénéficie d'une prolongation de congé de convalescence de trois mois. Pas de quoi rasséréner mon père qui me voit renouer avec un "passé" qu'il croyait révolu. Claudine s'apprête à regagner Lyon alors que Chantal fait ses préparatifs pour Paris. Alain a retrouvé sa chambre d'étudiant à la cité Lucien Cornil où il va abriter sa deuxième année de médecine.

Nous sommes à la mi-octobre… Je n'ai plus eu de nouvelles de Landaü, bien qu’ayant écrit à trois reprises avec l'espoir d'en apprendre un peu plus sur l'escapade de Mikaël. Peut-être mon courrier a-t-il été intercepté ?… J'essaie de me concentrer sur autre chose, mais tout demeure étroitement lié à cette étrange aventure qu'il m'est donné de vivre, qu'il s'agisse de l'amitié, ou encore du quotidien en l'actualité. Je ne peux m'empêcher de penser qu'existe l'Organisation Magnifique et que son influence dépasse vraisemblablement ce que nous en savons. Ainsi, en ce 18 octobre 1968, à quelques milliers de kilomètres de la salle de séjour dans laquelle, douillettement installé dans un fauteuil, je me suis abandonné à la retransmission télévisée des jeux Olympiques se déroulant à Mexico, j'assiste au concours du saut en longueur. Un universitaire américain de couleur, Bob Beamon, adepte du pasteur Martin Luther King (assassiné quelque six mois auparavant), établit un record mondial de la spécialité en franchissant 8,90 m (record de l'époque 8,35 m). Saut qualifié de "saut pour l'éternité" par les journalistes spécialisés de l'époque, eu égard à ce qui était envisageable en la matière : vingt-trois ans seront nécessaires pour améliorer cette performance de 5 petits centimètres...

Pour un profane, ce résultat brut ne permet pas d'entrevoir quoi que ce soit de bizarroïde. Mais comment s'interdire d'établir une corrélation avec le slalom de Grenoble, quelques mois auparavant, lorsqu’on assiste, de visu, au déchaînement des conditions atmosphériques après le bond historique de Bob Beamon ? Eclairs et coups de tonnerre ponctueront la clameur dans le stade, avant que ne se déverse un orage diluvien, comme si, de l'inaccessible Empyrée, les dieux voulaient de la sorte démontrer qu'ils n'étaient pas pour rien dans l'accomplissement de l'exploit. De la densité du brouillard de Grenoble qui aurait dû faire annuler l'épreuve du 17 février au "climat électrique" de ce 18 octobre à Mexico, dont firent état nombre de témoignages écrits ou parlés, comment, dans mon cas, ne pas visionner les faits dans le même prisme ? Comment éluder certains paramètres me faisant privilégier l'aspect ô combien fantastique de l'événement ? Certes, il ne convenait pas de s'en ouvrir à n'importe qui, bien qu'il eût été bon de partager cette plausibilité avec d'autres, et je pense là à Pascal, Jean-Claude, Jacques, ou encore, bien sûr, Mikaël.

Mikaël ! Où es-tu ? Que fais-tu ? A chaque jour que Dieu me donne, je guette une nouvelle, un signe, tout en nourrissant la crainte d'apprendre ce que je considère être le pire : ton arrestation.

La Toussaint vient de faire lâcher prise à cet été sans fin, et je réponds aux lettres de Chantal et de Claudine. Je participe aux premiers cross-countries de la saison, en dépit du fait que courir dans la boue ne soit pas mon fort. J'ai également renoué avec "Les Desperados", du moins au niveau des répétitions qui ont lieu chaque vendredi soir.

Et puis, soudain, alors que novembre vient tout juste d'ouvrir la porte à son successeur qui ne perd pas un instant pour habiller vitrines et rues de la ville de lumières multicolores, deux lettres émanant de l'armée me parviennent. La première, à caractère officiel, m'apprend que je ne serai pas pensionné, mais que je suis tout de même réformé à titre définitif, et la seconde, de l'ami Patrice, me résume la fin de la fugue de Mikaël.

Quel bouleversement que d'apprendre que ce dernier vient de passer devant le tribunal militaire, écopant d'un an d'emprisonnement en forteresse ! Mais aussi de découvrir qu'il s'est de lui-même livré aux autorités à la suite de ce que Patrice appelle un dernier coup d'éclat, une sorte de baroud d'honneur : le don, à un hospice pour personnes âgées, du chargement d'un camion de vin et de champagne. Camion détourné par ses soins, convient-il de préciser.

Sans négliger le côté Mandrin/Robin des bois auquel quiconque l'ayant côtoyé eût pu l'assimiler, je n'aurais jamais soupçonné une telle violence de la part de Mikaël. A croire que ses idées, marquées de noblesse et de générosité, ne pouvaient plus s'exprimer que sous forme de défis. Défis plus insensés les uns que les autres. Plus que jamais, j'attribuais les raisons de son comportement à ce qu'il avait vécu en ma présence, parvenant même à penser qu'il n'avait pas agi seul en ces circonstances. N'était-il pas devenu le complice malgré lui ou, qui sait, peut-être un "cobaye" de la diabolique Organisation Magnifique ? Organisation dont, concrètement, je ne savais plus rien, n'ayant eu en tout et pour tout qu'un contact à la gare Saint-Charles, voilà presque un an, le reste ne s'étant manifesté qu'à travers des actions complètement anonymes, bien qu'efficaces puisque ayant incité la défense de mon pays à se passer de mes services. Et d’ailleurs que savais-je "d'eux", sinon ce "qu'ils" avaient bien voulu m'en dire ? Disons que, sur le plan technique comme sur le plan tactique, "ils" avaient démontré leur infaillibilité en tous lieux, en tous temps. Mais qui étaient-"ils" ? Où recrutaient-ils leurs éléments ? Comment choisissaient-ils leurs victimes ? Rien de tout cela n'avait jamais été éclairci, bien que nous nous fussions souvent posé la question, notamment avec mes amis marseillais.

Mon père, lui, ravi qu'il était de me voir reprendre, selon ses termes, une vie normale, négligeait la mine perturbée que j'aurais été bien en peine de masquer. Il avait, sans attendre, repris contact avec mon employeur et mon ancienne propriétaire. Peu avant les fêtes, nous descendîmes à Marseille, où je passai une visite dite de reprise chez le médecin du travail. Nanti d'un certificat attestant mon parfait état de santé, j'accompagnai mon père chez le chef du personnel qui me notifia sur-le-champ mon retour dans ses effectifs pour le 2 janvier 1969. Avant de regagner Toulon, nous fîmes escale au 35 du boulevard Notre-Dame, confirmant ainsi à mon ex-propriétaire que je réintégrerais son appartement dès le début de l'année.

1968 s'acheva dans la mélancolie pour moi, avec quelques mots griffonnés sur un petit bout de carton que protégeait une enveloppe trop grande : "Meilleures pensées pour la nouvelle année, un petit "transmetteur" quelque part en Allemagne, te souviens-tu ? Mike".

C'étaient les vœux de Mikaël. De sa cellule, il avait trouvé la force, la conviction de m'écrire, négligeant sa détresse que je savais être grande, en cet isolement qui le privait de sa principale raison de vivre : se sentir "utile". Bien sûr, je lui écrivis, adressant ma lettre à la forteresse de Landaü, mentionnant sur l'envoi de faire suivre, Mikaël ayant oublié (volontairement ?) de me mentionner son adresse exacte.

 

 

 

Partager cette page
Repost0