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Chapitre 3

 

 

 

 

 

Il est vingt heures trente, je viens de téléphoner à mes parents à qui je n'ai rien dit. Je ne me suis pas senti le courage de leur faire part de tout ce qui m'arrive, cela n'aurait contribué qu'à les inquiéter. Je me sens las, très las, je relis le dernier billet que nous avons reçu l'avant-veille ; à ce moment, la sonnette retentit, j'appuie sur le bouton de l'ouvre-porte et sors sur le palier. Un individu de grande taille gravit en courant les marches d'escalier, je le reconnais : c'est Alain Saint-Luc. Il me dit qu'il m'a téléphoné la veille sur le coup de vingt et une heures et qu'il n'y avait personne. Je me mets à lui raconter mes aventures marseillaises mais je prends soin de lui recommander de ne rien ébruiter à Toulon. Bien sûr, je me garde de lui donner tous les détails de ce qui m'arrive car je considère que, pour l'instant, cela le troublerait. De plus, Alain est un garçon sensible et il va, de surcroît, avoir besoin de tout son équilibre pour mener à bien les études de médecine auxquelles il aspire. Il me propose de me montrer la cité universitaire où il logera dans les deux mois à venir. Nous nous y rendons avec sa moto, c'est la cité Lucien Cornil : elle se situe à proximité des hôpitaux de La Timone et de La Conception, pas vraiment loin d'où je demeure. Ces nouvelles sont de nature à me remonter le moral, je me sens pour ainsi dire moins seul, sachant cependant qu'Alain n'aménagera pas avant octobre.

Nous dînons en ville, puis nous nous séparons en bas de chez moi sans qu'il soit rien survenu de fâcheux. Pourtant cette soirée sans histoire me fait réaliser certaines choses dont une qui me sensibilise tout particulièrement : l'Organisation Magnifique ne se manifeste qu'en présence de mes camarades de travail, pendant et après les heures de bureau.

Cela se vérifia dès le lendemain, dans les deux premières heures de la matinée où nous reçûmes des pierres sur notre lieu de travail. Nos collègues de bureau nous conseillent aussitôt de prévenir le chef de centre : nous le faisons sur-le-champ.

Ce dernier se montre attentif à ce que nous lui énonçons, et sa réaction se révèle on ne peut plus saine : il octroie immédiatement la demi-journée de congé à deux d'entre nous, de manière à ce que nous puissions déposer une plainte à la police. Norbert et moi nous portons volontaires. Il doit être aux environs de dix heures lorsque, nantis de notre permission signée en bonne et due forme, nous quittons les locaux de l’avenue Gabriel Marie à destination du poste de police le plus proche de l’endroit où se déroulent les agressions. Etant donné l’étendue du champ d’action de "l’agresseur", nous avons l’embarras du choix, mais nous optons pour le commissariat de la préfecture, sis en plein centre-ville, à quelques centaines de mètres de mon domicile. Accomplir le trajet réclame une bonne demi-heure de marche, et ceci nous donne le temps de recevoir quelques pièces de monnaie et une pierre (la routine, quoi !). Etablissons un court aparté afin de préciser que la pierre a atterri à l’intérieur d’une boulangerie dans laquelle nous avons opéré une halte en vue de nous munir d’un casse-croûte pour midi. L’emplacement de cette boulangerie se situe au 38 cours Gouffé, c’est-à-dire à mi-chemin de notre point de chute. Chaque matin, en me rendant au bureau, j’éprouve un grand plaisir à en franchir le seuil et, dans la bonne odeur s’exhalant du fournil, à y acheter les deux croissants qui constituent mon petit déjeuner. Jusque-là, rien de très original, m’objecterez-vous, sinon qu’il sied de savoir qu’au terme des années 70, ce magasin, qui est en fait une panification de belle envergure, baissera ses grilles et tombera dans un état d’abandon. C’est encore l’impression qu’il donne aujourd’hui, bien qu’occasionnellement il me soit arrivé, depuis, d’y apercevoir des lueurs à travers la crasse s’étant emparée de l’immense baie vitrée lui faisant office de devanture. Il en va de même du porche de la rue Sainte-Victoire ainsi que de la maison qui le surmonte, et certains détails laissent à penser que ces constructions, outre le fait qu’elles semblent se figer dans le passé, restent étroitement liées à l’Organisation Magnifique. Parmi ces détails, je retiendrai, pour ce qui concerne la boulangerie, en sus des lueurs entrevues quelquefois à l’intérieur, la réception, au milieu des années 90, du chiffre 3, apparemment détaché du numéro 38 (nombre façonné en fer forgé et donc fixé en relief au-dessus de la porte d’entrée), celui-ci positionnant "cadastralement" parlant le magasin dans le cours Gouffé. La rue Sainte-Victoire, quant à elle, nous réservera une surprise à l’occasion d’un "pèlerinage" effectué également dans les années précédant l’an 2000. A son numéro 12, elle nous révélera l’inscription O&M gravée sur une mosaïque ornant la marge d’accès à ce qui paraît être une imprimerie. En attendant, il doit être dix heures trente lorsque, par cette chaude matinée d’août 1967, Norbert et moi pénétrons dans le commissariat, puis qu’un planton nous introduit dans un bureau où un inspecteur nous reçoit avec une certaine courtoisie.

Les minutes s’écoulent à raconter avec force détails ce que nous vivons depuis plus d'un mois. D'autres policiers, des inspecteurs sans doute, participent avec plus ou moins d'intérêt à l'établissement de notre déposition. Point n’est nécessaire de se montrer fin psychologue pour se rendre compte que nous ne sommes pas pris très au sérieux. L'inspecteur qui s'est occupé de nous a l'air plutôt dubitatif. Certes, il a recueilli nos propos mais il doit peut-être considérer que c'est une affaire de suprématie entre bandes rivales où s'exerce une forme de privilège en matière d'accès à des installations sportives ! C'est du moins ce qui ressort de son analyse des faits et il nous signifie qu'il ne peut pas grand-chose pour nous, ne pouvant affecter de policier en permanence à la protection de nos personnes ; d'ailleurs, il nous conseille, dans le but plus ou moins avoué de se débarrasser de nous, de consulter le commissariat de Saint-Giniez où une intervention de la police pourrait être envisageable, puisque ledit commissariat est bien le plus proche du stade Delort. Bien sûr, la manière est élégante, mais cela ne répond pas à notre attente ; notre déception sera encore plus grande lorsque Robert Augustin sera confronté, le soir même, à la même forme d'argumentation, ou peu s'en faut, à ce commissariat de Saint-Giniez.

Ainsi il ne fallait compter que sur nous-mêmes et nous préférâmes nous abstenir d'entraînement en ce jeudi pour analyser à froid la situation et éventuellement y apporter une parade. C'est dans un petit restaurant du centre-ville que Norbert, Jacques et celui qui écrit ces lignes se réunirent donc en cette avant-veille de week-end. Chacun s'épancha sur ce qu'il avait remarqué au fur et à mesure que s'était révélée cette affaire et il nous vint à penser que l'un d'entre nous pût être spécialement visé, sans que nous apparût, pour le moment, la ou peut-être les raisons de la chose. Nous eûmes beau chercher, en fouillant dans nos souvenirs, la trace d'un malentendu avec une ou des personnes qui aurait pu nous valoir cette forme d'inimitié, mais non, rien ne semblait nous prédisposer à ce que l'on se trouvât ainsi voués à une vengeance quelconque. Autre point que nous n'avions pas abordé et qui retint notre attention en ces instants : la possible appartenance d'un employé de notre administration à l'Organisation Magnifique.

De toute façon, nous tombâmes d'accord pour poursuivre nos incursions à Delort, puisque, tout aussi bien, nous étions agressés n'importe où, de jour comme de nuit. Nous décidâmes toutefois de ne plus parler sur notre lieu de travail de ce qui serait censé nous arriver en dehors des heures de bureau, dans le but de tester les réactions de nos collègues et pousser ainsi à l'erreur l'éventuel complice que l'O.M. aurait pu avoir parmi le personnel.

Le repas et la soirée s'achevèrent sur ces sages résolutions et nous ne fûmes pas plus surpris que cela de voir arriver, autour de notre table, quelques pièces de monnaie qui nous aidèrent à payer l'addition ! Ces pièces semblaient provenir de l'extérieur, mais l'élément le plus troublant était bien la persévérance qui animait cette mystérieuse organisation. Qu'est-ce qui pouvait motiver tant de patience, tant de constance ? Nous nous séparâmes, toujours avec ce sentiment d'incompréhension totale quant à ce que nous pouvions représenter d'intéressant pour des personnages dotés d'une telle dextérité et, sans doute, de moyens techniques hors du commun.

Comme chaque vendredi, c'est avec plaisir que, ma journée finie, je me rends à la gare pour regagner ma bonne ville de Toulon où je me sens véritablement en sécurité.

Mes parents ressentent-ils mes préoccupations ? Toujours est-il qu'ils me posent des questions, questions que j'élude en majeure partie, prétextant que mon attitude quelque peu troublante est imputable à l'accumulation de fatigue liée plus à la pratique de l'athlétisme qu'à ma vie professionnelle. Cela a le don de les rasséréner. Il faut admettre que, pour eux, comme pour tous les parents, le fait que leur enfant ait trouvé une place, qui plus est, dans l'Administration où le critère de stabilité, à l'époque, n'a pour ainsi dire pas d'équivalent, présente toutes les garanties de la sécurité (c'est le cas de le dire !). Qu'importe ! Je n'en suis pas à une cachotterie près vis-à-vis d'eux, ils ignorent en ces instants que je sais que je suis leur fils adoptif, et puis, après tout, n'est-ce pas pour la bonne cause que j'agis ainsi ? Sentir les deux personnes que j'aime le plus au monde sinon heureuses, du moins tranquilles. Il sera toujours temps, en cas de force majeure, de les informer de la situation.

En attendant, je m'en ouvre à Chantal Varnier. Celle-ci a déjà eu vent de la chose par l'intermédiaire d'Alain Saint-Luc, qui lui a rendu visite auparavant. Autant dire qu'elle ne sait rien puisque j'ai tenu à ne pas trop détailler les faits à notre ami commun.

Chantal est une fille tout à fait charmante et, pour ne rien gâcher, elle est dotée de bon sens ; elle se destine, comme j'ai pu l'écrire, à enseigner l'éducation physique et, pour cela, elle sera pensionnaire au C.R.E.P.S. de Salon-de-Provence dans les semaines à venir. Je l'ai rencontrée voilà trois ans au siège de mon club de l'U.S.A.M. Toulon auquel elle est également licenciée et où elle pratique le sprint, le 100 mètres pour être précis. L'athlétisme n'est pas le seul point qui nous lie : Chantal est musicienne, elle joue du piano et de temps à autre elle pousse la chansonnette dans le trio que nous formons occasionnellement avec Alain Saint-Luc. Je n'ai toutefois jamais pu la décider de me rejoindre dans mon orchestre des "Desperados", sans doute sa culture "classique" en la matière la freine quelque peu... Mais, pour l'heure, la musique que je soumets à ses oreilles lui fait écarquiller les yeux : je lui raconte dans les moindres détails ce que je suis en train de vivre à Marseille. Certaines situations que je lui relate la font éclater de rire tant elles sont cocasses et ne dépareilleraient pas dans un film d'aventures, mais d'autres l'angoissent : Chantal ne manque pas de relever les ennuis que tout cela risque d'occasionner tôt ou tard dans ma profession, sans compter sur la possibilité d'être blessé plus ou moins gravement si, par un malencontreux hasard, l'un des sbires de l'O.M. ratait son coup.

Il est tard en cette fin de dimanche et il me faut de nouveau rentrer sur Marseille. En guise de conclusion, Chantal me suggère de changer au maximum mes habitudes, elle considère, un peu comme mes amis marseillais, que l'Organisation Magnifique, si brillante soit-elle, fera bien un faux pas et qu'alors, il sera temps de passer de l'état de gibier à celui de chasseur. Je me sens mieux : quiconque a vécu ou vit ce genre de situation sait le bienfait que l'on peut ressentir de se voir écouté et cru. Ce besoin impérieux de se confier se manifeste, comme si l'on avait besoin de prendre à témoin le monde entier, tant l'on a de mal à croire soi-même que l'on n'est pas l'objet de quelque délire. Hélas, le plus souvent, on ne récolte qu'incrédulité, voire sarcasmes, de la part de l'auditeur. En la matière, le fait d'être jeune n'arrange rien, bien au contraire, j'en suis encore bien plus conscient aujourd'hui. De la sorte, le fait que l'attitude de Chantal m'ait singulièrement réconforté en ces instants n'échappe en rien à ce que je viens de dire : Chantal n'avait que vingt ans à ce moment-là, ceci expliquant (peut-être) cela.

Cette semaine qui commence démarre sur les chapeaux de roue.

Norbert m'apprend qu'il a profité du week-end pour tout raconter et que monsieur Baldit va, dès ce soir, nous suivre sur le parcours que j'emprunte habituellement pour rentrer chez moi. Il est inutile de dire la joie qui nous anime. Enfin !… Un adulte qui daigne nous prendre au sérieux ! Robert circulera pour sa part en voiture, quant à Jacques, il fréquentera le trottoir opposé en se tenant à bonne distance de nous et du père de Norbert, dont nous feindrons d'ignorer la présence. Monsieur Baldit travaille comme gardien à la prison des Baumettes et s'il advenait qu'il témoignât pour notre cause, la police nous considérerait sans doute tout autrement. Ce lundi me paraîtra le plus long que j'aie jamais passé dans ce bureau et nous accueillons la sonnerie de l'heure de la sortie comme le signal d'une délivrance.

Norbert me montre son père discrètement, il est posté à environ cinquante mètres de la porte par laquelle nous sortons. Il se laisse dépasser par tous les employés qui sortent, puis entreprend sa filature. Voilà une vingtaine de minutes que nous marchons et, grosso modo, tout se passe comme prévu : Norbert et moi servons d'appât(s), sur le trottoir d'en face, légèrement en retrait, Jacques déambule, Robert, quant à lui, fait sa ronde au gré des sens et des feux de réglementation. C'est au moment où nous quittons la rue de Rome, une artère importante de la ville, pour prendre une rue plus étroite et moins fréquentée, la rue Dragon, que nous recevons une ampoule électrique et des pièces de monnaie. Avant de nous baisser pour ramasser le culot de l'ampoule ainsi que les pièces, nous jetons spontanément un regard interrogateur à destination de monsieur Baldit, puis de Jacques. Mais ni l'un ni l'autre, au vu de l'attitude qu'ils affichent, n'ont perçu le point de départ des projectiles : ils ont tour à tour un haussement d'épaules et une moue désabusée qui symbolisent et la surprise et le sentiment d'impuissance qui en découle. Nous nous accroupissons pour récupérer lesdits projectiles lorsque soudain je reçois sur mon avant-bras gauche une flèche. Une flèche dont le bout est une ventouse en caoutchouc comme peuvent l'être celles qu'utilisent les enfants pour leurs carabines. A la différence près que celle-ci semble être pourvue d'une sorte de dard au cœur de sa ventouse car je ressens une fort désagréable démangeaison en même temps que se dessine un œdème impressionnant entre le coude et le poignet. Ce nouveau projectile semble téléguidé car il est reparti tout de suite en marche arrière, à quelque cinquante centimètres au-dessus du sol, comme s'il se trouvait relié à un fil invisible ; d'ailleurs, il sort rapidement du champ de notre vision et, une fois de plus, la déception est au rendez-vous : proportionnelle à l'espoir que secrètement nous nourrissions de voir l'O.M. sinon se trahir, du moins se manifester avec moins d'aisance. Nous nous séparons donc après que Robert m'a conduit chez un pharmacien, lequel considérera qu'il s'agit là d'une piqûre d'insecte, qu'il désinfectera en me recommandant de voir un médecin en cas d'aggravation toutefois bien improbable. Je pus me rendre compte, dès le lendemain, alors que je préparais mon sac de sport pour la séance du soir, que si mon avant-bras présentait une enflure bien prononcée, je ne ressentais plus le moindre picotement.

Tout le long de la journée, nous nous étions cantonnés aux décisions que nous avions prises : observer le plus profond mutisme dans tout ce qui concernait cette affaire, tout en gardant les yeux et les oreilles bien ouverts au cas où...

Rien ne se passa au cours de l'entraînement que nous écourtâmes tout de même, un peu pour surprendre les membres de l'Organisation Magnifique, du moins dans les repères qu'ils ne devaient pas manquer d'avoir quant aux horaires auxquels nous les avions habitués, un peu également parce que la pratique du sport avait revêtu, peu à peu pour nous, une importance tout à fait secondaire.

C'est pourquoi il ne doit pas être vingt heures au moment où nous quittons le stade Delort. Lequel d'entre nous est susceptible à cet instant précis d'imaginer que nous quittons ces lieux pour la dernière fois ? Pour ma part, je n'y remettrai les pieds que vingt-six ans plus tard, lorsque Jimmy Guieu et Olivier Sanguy, dans le cadre d'une reconstitution cinématographique[1], m'inviteront [P1] à témoigner à propos de cette inimaginable aventure qui n'en était alors qu'à ses balbutiements.

En attendant, c'est sans étonnement aucun que nous voyons arriver toutes sortes de projectiles sur les allées du Prado. Aucun ne nous touche, mais, de notre côté également, nous avons modifié notre comportement. Oh ! Il ne s'agit pas d'un plan savamment élaboré : nous avons, d'un commun accord, décidé, dans le but de faire prendre des risques à nos agresseurs, de ne pas nous arrêter en chemin. Arrivés place Castellane, la tactique n'a pas porté ses fruits : les tirs nous ont été adressés avec la même intensité, la même précision qu'à l'accoutumée. Jacques préfère s'en tenir là et se rend à l'arrêt de son bus. Norbert et Robert décident de m'accompagner chez moi. Nous descendons sur une centaine de mètres la rue de Rome, dont certains éclairages explosent à notre passage, et puis soudain, venant de notre gauche, un tube de néon nous frôle avant d'éclater un peu plus loin. La rue d'où il est arrivé est une petite rue perpendiculaire à la rue de Rome : la rue Sainte-Victoire. Nous nous y précipitons. Quelques dizaines de mètres sur la gauche se dresse le bâtiment de l'Ecole supérieure de commerce, et c'est là, contre l’un de ses murs, qu'une bouteille éclate et arrache un juron à Norbert ainsi qu'un morceau de son pull-over ! Mais cette fois, nous avons bien vu la trajectoire et la provenance du projectile : il est parti d'en face, de dessous un porche dont la porte à deux battants bouge encore. En quatre enjambées, nous y sommes, nous en franchissons le seuil et Robert referme aussitôt les portes derrière nous, évitant de la sorte que l'on puisse nous prendre à revers, de la rue. Nous nous trouvons à l'intérieur d'une cour dans une obscurité quasi totale. Et puis nos yeux s'habituent à cette pénombre, nous distinguons des véhicules garés qui appartiennent sans doute aux habitants de l'immeuble qui surplombe cette cour. C'est à l'instant où nous vient à l'idée que nos tireurs pourraient précisément être embusqués dans ces véhicules que les hostilités reprennent, nous ramassons tout ce qui se trouve à nos pieds et nous le réexpédions droit devant nous, à l'aveuglette ; le feu se fait de plus en plus nourri, nous sommes touchés à plusieurs reprises et, en ripostant, nous brisons une verrière. C'est une véritable bataille rangée qui se déroule, des gens crient, ils parlent même d'appeler la police. Robert propose de battre en retraite. Il vient juste de formuler sa proposition quand les deux battants de l'immense porte, que nous avions prudemment poussés derrière nous, s'ouvrent sous l'effet d'un souffle d'une puissance inouïe. Dans le même laps de temps, une bouteille de champagne touche chacun de nous trois par un invraisemblable ricochet. Robert la récupère et la relance, dans un geste de dépit, contre le mur de l'Ecole supérieure de commerce, et là, nous croyons être le jouet d'une hallucination collective : la bouteille rebondit à plusieurs reprises et lui revient tel un boomerang. Cette fois, on ne peut plus parler de peur mais d'une véritable frayeur ! Fuir ! Fuir n'importe où ! Courir sans se retourner, céder à la panique !

Mais non ! Nous sommes prostrés, existons-nous encore en cet instant ? Nous venons de vivre un cauchemar tout en étant éveillés.

La rue a repris son calme. Quelle heure peut-il être ? Une voiture de police passe au ralenti, ses occupants nous regardent, discernent-ils quelque chose sur notre visage ? Toujours est-il qu'ils poursuivent leur ronde... S'ils pouvaient savoir !…

C'est terminé pour ce soir, l'Organisation Magnifique nous a sans doute pris en pitié : nous ne recevrons plus rien. Il ne nous reste plus qu'à nous séparer et à rentrer chacun chez soi.

Il est un peu plus de vingt-deux heures lorsque je franchis la porte d'entrée du troisième étage du 35 boulevard Notre-Dame ; je suis exténué, je me sens vidé de toute substance vitale, j'ai terriblement soif et avale en quelques gorgées un litre d'eau. Je me rends dans la salle de bains et, pendant que je laisse se remplir la baignoire, je me regarde dans la glace, m’apercevant ainsi que je porte sur le front une superbe bosse que je palpe sans ressentir l'effet d'une douleur quelconque. Quand bien même voudrais-je renier les formes de ce que je vis, je suis contraint de tenir compte des traces qui marquent mon avant-bras (toujours aussi boursouflé) et mon visage. La fin de la nuit, passée à chercher le sommeil, n'atténuera en rien ces marques.

Comment garder sous silence, en ce mercredi matin où nous affichons, avec mes trois amis, la mine la plus déconfite qui soit, le guet-apens de la veille ? Seul Jacques, de par sa prudence, n'a rien à arborer en matière de plaies et de bosses : prévenir vaut mieux que guérir, c'est connu. Il y avait incontestablement du bon sens dans son raisonnement car qui aurait encore la mauvaise foi de prétendre que l'Organisation Magnifique ne possède pas de moyens surnaturels ?

Nos camarades de travail compatissent mais, en notre for intérieur, la véritable frustration réside en le fait que nous sommes bien conscients que personne, jamais personne ne pourra partager ce que nous avons vécu : les mots dont nous nous servons pour narrer la chose n'ont aucune commune mesure avec l'intensité de l'émotion qui a pu nous étreindre en la circonstance. Il est indéniable que la blessure que porte notre esprit mettra plus de temps à guérir que les quelques traumatismes corporels dont nous faisons état. Personnellement, je me sens absent, j'ai l'impression de me trouver à côté de moi-même ; de temps à autre, je jette un regard sur Norbert ou Robert : ils me font penser à des ombres et je revois leur air éberlué de la veille. La matinée s'est écoulée et j'ai la sensation d'avoir évolué à l'intérieur d'une bulle. Au cours du repas de midi, après avoir relaté pour la énième fois les faits, nous nous devons de constater que ces derniers ne se produisent que si nous sommes en groupe et qu'il vaudrait peut-être mieux se séparer durant un temps. En agissant de la sorte, nous serons à même de voir si l'on en veut à l'un de nous en particulier ou alors tout s'arrêtera peut-être comme par enchantement. Ceci peut paraître absurde, mais pas plus que le reste que nous assumons presque avec stoïcisme.

La pause de la mi-journée touchant à sa fin, nous nous préparons à réintégrer notre lieu de travail lorsqu'un bruit de verre brisé attire notre attention. Cela provient du parking souterrain de l'immeuble de la Sécurité sociale devant lequel nous nous trouvons. Nous hésitons un instant, puis la curiosité prenant le dessus, nous nous engageons sur la pente qui conduit à ce garage collectif. Notre investigation s’achèvera là : un son bizarre se fait entendre, et voilà qu'en sens inverse, nous apparaît une roue de voiture qui roule à belle allure. Arrivée à notre hauteur, elle marque un bref temps d'arrêt, puis, en pleine côte, reprend de la vitesse, avant de se délester de son enjoliveur et de tourner à droite dans l'avenue Gabriel Marie. Nous rebroussons chemin, croisant des personnes qui, témoins d'une partie de la scène, nous interrogent sur le phénomène. Nous faisons, comme elles, montre de stupéfaction, sans nous attarder davantage ; il vaut mieux d'ailleurs car notre responsabilité pourrait se trouver engagée du fait qu'il n'y a sûrement personne à l'intérieur du parking.

Cet événement, diversement commenté par nos collègues, aura pour effet de susciter un nouvel élan de curiosité qui n'ira pas sans provoquer du remous et du désordre dans les services, ce qui n'est évidemment pas de nature à nous faire remarquer de façon positive par les personnes habilitées à établir le rapport de stage destiné à nous titulariser, définitivement, dans l’administration.

C'est donc seul que je rejoins mon domicile et, comme il fallait s'y attendre, il ne se passe absolument rien. Je dîne légèrement et me mets au lit pour une nuit réparatrice.

Lorsque j'ouvre les yeux, il fait grand jour dans ma chambre et je ne mets pas longtemps pour m'apercevoir que j'ai dormi au-delà des normes. Ma montre consultée immédiatement ne fait que confirmer la chose : il est huit heures. Etant donné que je commence à sept heures trente, il vaut mieux téléphoner de façon à aviser mon responsable de service de ce fâcheux contretemps, ce que je fais après avoir fait ma toilette et avalé un bol de café.

Il est neuf heures quand mon chef de service m'invite à me rendre chez le chef de centre. Dans le couloir qui conduit à son bureau, je pressens le pire. Je suis reçu on ne peut mieux mais on m'avise qu'à compter de la semaine prochaine, je prendrai mes fonctions au bureau payeur de Saint-Marcel. Bien entendu, l'on me fait entendre qu'il ne s'agit aucunement d'une mesure disciplinaire et que, de plus, c'est tout à fait provisoire. J'ai l'impression de recevoir une douche. Il est vrai que je suis fragilisé par ce qu'il m'est donné de vivre avec mes camarades et que je suis, plus ou moins consciemment, en attente d'un peu de compassion, j'allais dire de tendresse ; je me sens abandonné, rejeté dans cette ville dont je perçois de plus en plus le caractère hostile. Tout semble s'être ligué contre moi et dire que je ne suis peut-être pas encore parvenu au bout de mes peines !

Heureusement, mes compagnons d'infortune sont là et, le soir même, nous nous réunissons pour un repas qui, sans revêtir la solennité d'un repas d'adieu, n'en est pas moins tristounet. Seul Robert Augustin est absent, il a été profondément éprouvé par l'épisode de la rue Sainte-Victoire et a opté pour le mutisme le plus absolu en ce qui concerne cette affaire. Robert, de par ses origines antillaises, a peut-être perçu un relent de sorcellerie dans le dénouement de la soirée de l'avant-veille et préfère renoncer à combattre des "fantômes."

Mais l'heure n'est plus à combattre ; avec Jacques et Norbert, nous cherchons un côté positif à ma mutation : elle aura pour effet de justifier cette séparation que nous avions préconisée, du moins n'en porterons-nous pas seuls la responsabilité. Et puis rien ne nous empêchera de nous téléphoner de temps à autre, voire, peut-être, de renouer avec l'athlétisme. Ne dit-on pas qu'il y a une fin à tout ? L'Organisation Magnifique doit avoir bien d'autres chats à fouetter, nous ne sommes certainement pas ses seules cibles.

Nous n'avons pas à rougir de notre résignation. Comme le souligne Jacques :

- Tout ce qui était de notre ressort a été tenté, sans compter que cela aurait pu être plus grave encore...

Norbert, lui, ne décolère pas, il parle de son pull-over déchiré et ne désespère pas de se faire rembourser, un jour ou l'autre, par les responsables... Sans doute tient-il ces propos pour se rassurer, pour conjurer cette "mythification" dont nous affublons l'O.M. et qui nous engage, aujourd'hui, à entretenir un complexe d'infériorité et la passivité qui en découle. Nous nous quittons sur ces paroles, non sans remarquer qu'aucun événement insolite n'est venu perturber cette soirée.

 

 

 

 

 

 



[1] Cf., dans la série des vidéocassettes "Les Portes du Futur", voir la K7 N°9 "Contacts Espace/Temps : Jean-Claude Pantel et ses étranges visiteurs".


Page: 28
 [P1]

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